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LE PORTRAIT

et plus sombres… À un certain moment le cocher perdit son chemin et dut rétrograder d’un demi-mille ; une vapeur enveloppait le cheval, trottant dans les flaques d’eau… Les vitres du hansom étaient ouatées d’une brume grise…

« Guérir l’âme par le moyen des sens, et les sens au moyen de l’âme. » Ces mots sonnaient singulièrement à son oreille… Oui, son âme était malade à la mort… Était-il vrai que les sens la pouvaient guérir ?… Un sang innocent avait été versé… Comment racheter cela ? Ah ! il n’était point d’expiation !… Mais quoique le pardon fût impossible, possible encore était l’oubli, et il était déterminé à oublier cette chose, à en abolir pour jamais le souvenir, à l’écraser comme on écrase une vipère qui vous a mordu… Vraiment de quel droit Basil lui avait-il parlé ainsi ? Qui l’avait autorisé à se poser en juge des autres ? Il avait dit des choses qui étaient effroyables, horribles, impossibles à endurer…

Le hansom allait cahin-caha, de moins en moins vite, semblait-il… Il abaissa la trappe et dit à l’homme de se presser. Un hideux besoin d’opium commençait à le ronger. Sa gorge brûlait, et ses mains délicates se crispaient nerveusement ; il frappa férocement le cheval avec sa canne.

Le cocher ricana et fouetta sa bête… Il se mit à rire à son tour, et l’homme se tut…

La route était interminable, les rues lui semblaient comme la toile noire d’une invisible araignée. Cette monotonie devenait insupportable, et il s’effraya de voir le brouillard s’épaissir.

Ils passèrent près de solitaires briqueteries… Le brouillard se raréfiait, et il put voir les étranges fours en forme de bouteille d’où sortaient des langues de feu