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DE DORIAN GRAY

effrayées. Ses pieds blancs foulaient l’énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu’il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu’au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l’avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l’étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d’un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l’attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique.

— Que c’est ennuyeux ! s’écria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller à un absurde meeting, qu’il doit présider aux Willis’s Rooms. Si je suis en retard il sera sûrement furieux, et je ne puis avoir une scène avec ce chapeau. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pièces. Non, il faut que je parte, chère Agathe. Au revoir, lord Henry, vous êtes tout à fait délicieux et terriblement démoralisant. Je ne sais que dire de vos idées. Il faut que vous veniez dîner chez nous. Mardi par exemple, êtes-vous libre mardi ?

— Pour vous j’abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une révérence.

— Ah ! c’est charmant, mais très mal de votre part,