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LE PORTRAIT

— Voilà pourquoi, sans doute, vous ne dînez plus jamais avec moi. Je pensais bien que vous aviez quelque roman en train ; je ne me trompais pas, mais ça n’est pas tout à fait ce que j’attendais.

— Mon cher Harry, nous déjeunons ou nous soupons tous les jours ensemble, et j’ai été à l’Opéra avec vous plusieurs fois, dit Dorian ouvrant ses yeux bleus étonnés.

— Vous venez toujours si horriblement tard.

— Mais je ne puis m’empêcher d’aller voir jouer Sibyl, s’écria-t-il, même pour un seul acte. J’ai faim de sa présence ; et quand je songe à l’âme merveilleuse qui se cache dans ce petit corps d’ivoire, je suis rempli d’angoisse !

— Vous pouvez dîner avec moi ce soir, Dorian, n’est-ce pas ?

Il secoua la tête.

— Ce soir elle est Imogène, répondit-il, et demain elle sera Juliette.

— Quand est-elle Sibyl Vane ?

— Jamais.

— Je vous en félicite.

— Comme vous êtes méchant ! Elle est toutes les grandes héroïnes du monde en une seule personne. Elle est plus qu’une individualité. Vous riez, je vous ai dit qu’elle avait du génie. Je l’aime ; il faut que je me fasse aimer d’elle. Vous qui connaissez tous les secrets de la vie, dites-moi comment faire pour que Sibyl Vane m’aime ! Je veux rendre Roméo jaloux ! Je veux que tous les amants de jadis nous entendent rire et en deviennent tristes ! Je veux qu’un souffle de notre passion ranime leurs cendres, le réveille dans leur peine ! Mon Dieu ! Harry, comme je l’adore !