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Page:Wittgenstein - Philosophical Occasions (excerpt A Lecture on Ethics), 1993.djvu/5

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par exemple, une conférence sur la psychologie du plaisir. Ce que vous feriez serait d’essayer de vous rappeler de certaines situations typiques dans lesquelles vous avez toujours ressenti du plaisir. Car, en gardant une telle situation en tête, tout ce que je vous dirais deviendrait immédiatement concret pour vous et, pour ainsi dire, contrôlable [controllable]. Quelqu’un pourrait par exemple choisir comme son exemple par défaut [stock example] la sensation qu’il a quand il se promène sous un beau ciel d’été. Et moi, je suis en effet dans une situation pareille si je veux fixer dans mon esprit le sens de ce que je veux dire quand je dis valeur éthique ou absolue. Et là, dans mon cas, il se passe toujours que l’idée d’une expérience en particulier se présente à moi et qui, de ce fait, est mon expérience par excellence et cela est la raison pour laquelle, en vous parlant maintenant, je vais utiliser cette expérience comme mon premier exemple, avant toute autre [first and foremost]. (Comme je l’ai déjà dit, il s’agit là d’une question entièrement personnelle et d’autres pourraient trouver des exemples plus frappants.) Je vais décrire cette expérience afin de vous permettre si possible de vous rappeler de pareilles expériences, afin que nous ayons un terrain commun pour notre investigation. Je crois que la meilleure façon de la décrire est de dire qu’à chaque fois que je fais cette expérience je m’étonne de l’existence du monde [I wonder at the existence of the world]. Et je suis ensuite enclin à utiliser des phrases comme les suivantes : « comme c’est extraordinaire que quoi que ce soit existe » ou encore « comme c’est extraordinaire que le monde existe ». Je veux mentionner tout de suite une autre expérience que je connais bien et avec laquelle peut-être d’autres parmi vous sont familiers : c’est ce que l’on pourrait appeler l’expérience de se sentir absolument en sécurité. Je pense à cet état d’esprit où on est enclin à dire « Je suis en sécurité, rien ne peut me faire du mal quoiqu’il arrive ». Maintenant permettez-moi de considérer ces expériences, car elles présentent, je crois, les caractéristiques mêmes sur lesquelles nous essayons de nous éclairer. La première chose que je dois dire est que l’expression verbale que nous donnons à ces expériences est du non-sens [nonsense].[1] Si je dis « je m’étonne de l’existence du monde » je suis en train d’abuser du langage [I am misusing language]. Permettez-moi d’expliquer ce point : Il y a un sens parfaitement bon et clair à dire que je m’étonne que quelque chose soit le cas, on comprend tous ce que cela veut dire de dire que je m’étonne de la taille de ce chien qui serait plus grand que n’importe quel autre que j’ai déjà vu, ou de quoi que ce soit qui serait, dans le sens commun du terme, extraordinaire. Dans tous ces cas, je m’étonne que quelque chose soit le cas, quelque chose que je pourrais concevoir aussi comme n’étant pas le cas. Je m’étonne de la taille de ce chien car je pourrais concevoir un chien d’une autre taille, par exemple de taille normale, taille de laquelle je ne m’étonnerais pas. Dire « je m’étonne que ceci ou cela soit le cas » a seulement du sens si je peux aussi l’imaginer ne pas être le cas. En ce sens, quelqu’un peut s’étonner à la vue, disons, d’une maison qu’il n’a pas visitée depuis longtemps et qu’il aurait imaginée démolie entre-temps. Mais c’est du non-sens de dire que je m’étonne de l’existence du monde, car je ne peux pas concevoir qu’il n’existe pas. Je pourrais évidemment m’étonner que le monde autour de moi soit comme il est. Si par exemple j’avais cette expérience pendant que j’étais en train de regarder le ciel bleu, je pourrais m’étonner que le ciel soit bleu par opposition à quand il est ennuagé. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Je m’étonne que le ciel soit tel qu'il est [I am wondering at the sky being whatever it is]. Quelqu’un pourrait être tenté de dire que ce dont je m’étonne est une sorte de tautologie, à savoir que le ciel soit bleu ou pas bleu. Pourtant c’est du simple non-sens de dire que quelqu’un s’étonne d’une tautologie. Maintenant la même chose s’applique à l'autre expérience que j’ai mentionnée, à savoir celle de l’absolue sécurité. Nous savons tous ce que cela veut dire dans la vie quotidienne d’être en sécurité. Je suis en sécurité dans ma chambre, là où je ne risque pas de me faire renverser par un bus. Je suis en sécurité quand j’ai eu la coqueluche et donc que je ne peux plus l’attraper. Être en sécurité veut en général dire qu’il est physiquement impossible que certaines choses m’arrivent et donc dans ce sens cela relève du non-sens de dire que je suis en sécurité quoi qu’il arrive. Encore là, il s’agit d’un abus de l’expression « en sécurité », de même que l’autre exemple était un abus des mots « existence » ou « s’étonner ». Maintenant, j’aimerais surtout vous faire comprendre le fait qu’un certain abus de langage caractérise toutes nos expressions éthiques et religieuses. Toutes ces expressions semblent, prima facie, être simplement des analogies [similes]. Ainsi il paraît que quand nous utilisons le mot juste [right] dans un sens éthique, malgré le fait que ce que nous voulons dire n’est pas juste dans le sens trivial, c’est pourtant quelque chose de similaire, et quand nous disons « C’est un bon gars », malgré le fait que le mot ici ne veut pas dire ce qu’il veut dire dans la phrase « C’est un bon joueur de foot », il nous semble qu’il y aurait quelque similarité. Et quand on dit « La vie de cette personne avait de la valeur » on ne l’emploie pas dans le même sens dans lequel on le ferait si on voulait parler de quelque bijou de valeur, mais il nous semble qu’il y aurait là une sorte d’analogie. Maintenant tous les termes religieux semblent dans ce sens être utilisés comme des analogies ou de manière allégorique. Car quand on parle de Dieu en disant qu’il voit tout et quand on s’agenouille et on le prie toutes nos expressions et nos actions semblent faire partie d’une grande et élaborée allégorie qui le représente comme un être humain d’un grand pouvoir dont nous essayons de gagner la faveur, etc. etc. Mais cette allégorie décrit également l’expérience à laquelle je viens de faire référence. Car la première d’entre elles est, je crois, exactement ce à quoi faisaient référence les gens quand ils disaient que Dieu avait créé le monde ; et l’expérience de la sécurité absolue a été décrite avec l’idée que nous nous sentons en sécurité entre les mains de Dieu. Une troisième expérience du même type est celle de se sentir coupable, et encore une fois cela a été décrit avec la phrase selon laquelle Dieu désapprouve notre conduite. Ainsi en ce qui concerne le langage éthique et religieux il paraît que nous utilisons constamment des analogies. Mais une analogie doit être l’analogie de quelque chose. Et si je peux décrire cette chose au moyen d’une analogie je devrais pouvoir aussi laisser tomber l’analogie et décrire les faits sans elle. Maintenant dans notre cas, aussitôt on essaie de laisser tomber l’analogie et d’énoncer simplement les faits qui se trouvent derrière elle, on voit qu’il n’y a pas de tels faits. Et ainsi ce qui au premier abord semblait être une analogie, apparaît maintenant comme n’étant que du simple non-sens. Maintenant, les trois expériences que je vous ai mentionnées (et j’aurais pu en ajouter d’autres) semblent avoir, pour ceux qui les ont vécues, par exemple pour moi, en un certain sens une valeur intrinsèque, absolue. Mais quand je dis que ce sont des expériences, je dis certes aussi que ce sont des faits ; elles ont eu lieu à un endroit et à un moment, ont duré un certain temps et sont par conséquence descriptibles. Et de par ce que j’ai dit toute à l’heure je dois admettre que c’est du non-sens de dire qu’elles ont une valeur absolue. Et je vais ajouter encore plus d’acuité à ce que je veux montrer en disant qu’« il s’agit du paradoxe selon lequel une expérience, un fait, aurait une valeur surnaturelle ». Or je serais tenté de résoudre ce paradoxe de la manière suivante. Permettez-moi de considérer encore une fois notre première expérience de l’étonnement de l’existence du monde et laissez-moi la décrire d’une manière légèrement différente ; on sait tous ce que l’on appellerait miracle dans la vie quotidienne. Il s’agit évidemment d’un événement dont nous n’avons jamais jusqu’à présent vu rien de pareil. Maintenant supposons qu’un événement comme celui-là se produise. Prenez par exemple le cas où quelqu’un d’entre vous se voyait pousser une tête de lion et commençait à rugir. Certainement cela serait décrit comme une chose extraordinaire, j’imagine. Maintenant aussitôt que nous nous serions remis de notre surprise, je suggérerais d’appeler un médecin pour soumettre ce cas à une enquête scientifique et, n’était le risque de le faire souffrir, pour pratiquer une vivisection. Et où serait passé le miracle ? Car il est clair que quand nous regardons la chose de cette manière tout ce qu’il y a de miraculeux disparaît ; sauf si ce que nous voulons dire par ce terme est simplement qu’un fait n’a pas encore été expliqué par la science, ce qui à son tour veut dire que nous avons jusqu’à présent échoué à réunir ce fait avec d’autres dans le cadre d’un système scientifique. Cela montre que c’est absurde de dire « La science a prouvé qu’il n’y a pas de miracles ». La vérité est que la manière scientifique de regarder un fait n’est pas la manière de le regarder en tant que miracle. Parce que vous pouvez imaginer n’importe quel fait vous voulez, il ne sera pas miraculeux en soi dans le sens absolu de ce terme. Car nous venons de voir que nous pouvons utiliser le mot « miracle » dans un sens relatif ou dans un sens absolu. Et je vais maintenant décrire l’expérience de l’étonnement de l’existence du monde en disant : c’est l’expérience de regarder le monde comme un miracle. Maintenant je serais tenté de dire que la bonne expression dans le langage concernant le miracle de l’existence du monde, qui n’est pourtant pas une proposition dans le langage, est l’existence du langage lui-même. Mais alors qu’est-ce que cela veut dire, de se rendre parfois compte de ce miracle et parfois non ? Car tout ce que j’ai dit en passant de l’expression du miraculeux au moyen du langage à son expression au moyen de l’existence du langage, tout ce que j’ai dit est encore une fois que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et que tout ce que nous disons sur l’absolument miraculeux demeure du non-sens. Maintenant la réponse à tout cela va paraître absolument claire à plusieurs d’entre vous. Vous allez me dire : Eh bien, si certaines expériences nous tentent constamment de leur attribuer une qualité que nous appelons valeur et importance absolues ou éthiques, cela montre simplement que par ces mots ce n’est pas du non-sens que nous voulons exprimer, et qu’après tout ce que nous voulons exprimer quand nous disons qu’une expérience est absolue est simplement un fait comme d’autres faits et que tout cela se réduit au fait que nous n’avons pas encore réussi à trouver l’analyse logique de ce que nous voulons exprimer avec nos expressions éthiques et religieuses. Maintenant à chaque fois que cela m’est rétorqué je vois tout de suite, clairement, comme si c’était par un foudroiement de lumière, que non seulement aucune description à laquelle je pourrais penser ne serait susceptible de décrire ce que je veux dire par valeur absolue, mais aussi que je rejetterais toute description signifiante que quiconque serait susceptible de proposer, ab initio, en raison de sa nature signifiante [on the ground of its significance]. C’est-à-dire : je vois maintenant que ces expressions insensées [nonsensical] n’étaient pas insensées parce que je n’avais pas trouvé les expressions correctes, mais parce que leur non-sens [nonsensicality] était leur essence même. Tout ce à quoi je tends moi autant que quiconque d’autre a jamais essayé d’écrire ou de parler d’Éthique ou de Religion est de se heurter aux limites du langage [run against the bounderies of language]. Cet acte de courir contre les parois de notre cage est parfaitement, absolument sans espoir. L’Éthique, dans la mesure où elle désire dire quelque chose sur le sens ultime de la vie, le bien absolu, l’objet de valeur absolu, ne peut pas être une science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre connaissance d’aucune manière. Mais elle témoigne de l’existence d’une tendance de l’esprit humain que moi personnellement je ne peux m’empêcher de respecter profondément et que je ne ridiculiserais pour rien au monde.

  1. Le terme anglais nonsense, important pour la philosophie analytique et la philosophie du langage, signifie à la fois « non-sens » (dans le sens d’énoncé dénué de sens), « absurdité » (dans le sens large d’énoncé qui contredit les règles logiques) et « sottise ». La traduction française opte souvent pour l’expression « dépourvu de sens » mais nous avons choisi d’utiliser le terme non-sens qui reste au plus près du mot utilisé par Wittgenstein. (N.d.T.)