Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/105

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pas non plus me réduire en esclavage. Il me semble qu’il y a une route moyenne, où je m’efforce de marcher, entre le pouvoir et la servitude ; or, c’est la liberté, qui conduit le plus sûrement au bonheur. — Très-bien, dit Socrate ; si ce chemin, qui passe entre le pouvoir et la servitude, ne passait pas non plus à travers les hommes, ce que tu dis là aurait peut-être quelque valeur ; mais si, vivant au milieu des hommes, tu ne veux ni commander, ni obéir, ni servir de bon gré ceux qui commandent, tu n’ignores pas, je pense, que les plus forts savent faire gémir les plus faibles, soit en masse, soit un à un, et se les asservir. Ne vois-tu pas comme ils coupent les moissons que d’autres ont semées, les arbres qu’ils ont plantés comme ils livrent toute espèce d’assauts aux faibles et à ceux qui refusent de servir, jusqu’à ce qu’ils les aient amenés à préférer l’esclavage à une lutte avec de plus forts ? Et parmi les particuliers, ne sais-tu pas que les courageux et les puissants asservissent à leur profit les impuissants et les lâches ? — Aussi, moi, pour n’en point passer par là, je ne m’enferme pas dans une cité, mais je suis étranger partout. » Alors Socrate : « Voilà, certes, un artifice merveilleux que tu nous proposes ! Car les étrangers, depuis que Sinis, Sciron et Procruste[1] sont morts, ne sont plus maltraités de personne. Mais aujourd’hui les gouvernants portent des lois dans leur patrie pour se mettre à l’abri de l’injustice ; ils se créent, en dehors de ce qu’on nomme les liens naturels, des amis qui leur servent d’auxiliaires ; ils entourent les villes de remparts, rassemblent des armées pour repousser les agressions injustes, et se ménagent même des alliances au dehors : cependant toutes ces précautions ne les garantissent pas de l’insulte. Et toi, qui n’as rien de pareil, qui passes presque tout ton temps sur les grandes routes où se commettent le plus d’attaques ; toi qui, dans quelque ville que tu arrives, es moindre que le dernier des citoyens ; toi qui te trouves enfin dans une situation où l’on est le plus exposé à l’injustice, tu t’imagines t’y soustraire, grâce à ta qualité d’étranger ? Est-ce parce que les villes te garantissent publiquement la sûreté pour entrer et pour sortir, que tu as cette confiance ? Ou bien crois-tu qu’un esclave de ton espèce ne serait utile à aucun maître ? Qui voudrait, en effet, avoir dans sa maison un homme qui ne veut rien faire, et qui se plaît à la vie la plus somp-

  1. Fameux brigands dont Thésée délivra la Grèce.