Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/292

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bule et ton épaule nue de son épaule nue également. — Hélas ! dit Socrate, j’ai été mordu là comme par un animal terrible ; mon épaule s’est ressentie de cette douleur pendant plus de cinq jours, et j’ai éprouvé comme une démangeaison au cœur. Aussi maintenant, Critobule, je te le dis devant témoins, ne m’approche plus, avant que tu aies autant de poil au menton que de cheveux à la tête. »

C’est ainsi que l’on mêlait le plaisant au sérieux. Alors Callias : « À ton tour, Charmide, dit-il, de nous expliquer pourquoi tu es fier de ta pauvreté. — N’est-ce pas, répondit-il, une vérité reconnue qu’il vaut mieux vivre dans la sécurité que dans la crainte, être libre qu’esclave, recevoir des hommages qu’en rendre, avoir la confiance de sa patrie qu’être en butte à ses soupçons ? Or, dans cette ville-ci, quand j’étais riche, je craignais d’abord qu’un voleur n’enfonçât ma maison, n’enlevât mon argent et ne me fît à moi-même un mauvais parti ; je faisais ensuite ma cour aux sycophantes, me sentant plus en état de souffrir le mal que de le faire ; c’était d’ailleurs chaque jour quelque ordonnance pour payer une nouvelle taxe publique ; et jamais la liberté de voyager. À présent que je suis dépouillé de ce que j’avais hors des frontières, que je ne tire aucun revenu de mes immeubles, que tout mon mobilier est vendu, je dors paisiblement couché tout de mon long ; la république a confiance en moi, je ne suis plus menacé, mais c’est moi qui menace les autres ; en ma qualité d’homme libre, j’ai le droit de voyager ou de rester ici. Quand je parais, les riches se lèvent de leurs siéges ou me font place dans la rue ; aujourd’hui je ressemble à un tyran, lorsque jadis j’étais esclave : jadis je payais tribut à l’État ; aujourd’hui la république est devenue ma tributaire et me nourrit. Il y a plus : quand j’étais riche, on m’injuriait à cause de mes relations avec Socrate ; maintenant que je suis devenu pauvre, personne n’en prend aucun souci. Quand je possédais de grands biens, tour à tour je m’en voyais enlever par l’État ou par la fortune ; à présent, je ne perds rien, puisque je n’ai rien, et j’ai toujours l’espoir de gagner quelque chose. — Ainsi, reprit Callias, tu ne désires plus être riche, et si tu vois un beau songe, tu sacrifies aux dieux Apotropes[1]. — Ma foi, non ; mais j’attends bravement, si j’espère quelque bien.

  1. C’est-à-dire qui détournent le mal : surnom que les Grecs donnaient aux dieux auxquels ils attribuaient cette vertu. Voy. les mots Averruncus et Robigus dans le Dict. mytholog. de Jacobi.