Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/293

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— À ton tour maintenant, dit Socrate à Antisthène ; dis-nous pourquoi toi, qui es si à court, tu es fier de ta richesse. — Parce que je crois, mes amis, que les hommes n’ont pas leur richesse ou leur pauvreté dans leurs maisons, mais dans leurs âmes. Je vois, en effet, un grand nombre de particuliers qui, avec une grande fortune, se croient si pauvres, qu’ils bravent tous les travaux, tous les dangers pour acquérir plus encore. Je sais des frères qui ont hérité par portions égales, dont l’un a le nécessaire et même le superflu, tandis que l’autre manque de tout. J’observe même qu’il y a certains tyrans si affamés de richesses qu’ils commettent des crimes dont rougiraient les plus nécessiteux. L’indigence, en effet, conseille à ceux-ci de dérober, à ceux-là de percer les murailles, à d’autres de vendre des hommes libres ; mais il y a des tyrans qui ruinent des familles entières, égorgent des millions d’hommes, et souvent même asservissent des villes entières pour s’en approprier les trésors. Franchement, j’ai pitié de leur affreuse maladie. Ils ressemblent, selon moi, à un homme qui, ayant beaucoup et mangeant sans cesse, ne se rassasierait jamais. Pour ma part, ce que je possède est si considérable, que j’ai grand’peine à le trouver ; cependant il me reste du superflu, même en mangeant jusqu’à ce que je n’aie plus faim, en buvant jusqu’à ce que je n’aie plus soif, en m’habillant enfin de manière à ne pas souffrir du froid plus que cet opulent Clinias. Quand je suis au logis, les murailles me semblent des tuniques chaudes ; les planchers, des manteaux épais ; et j’ai une si bonne couverture que je dors de manière que c’est toute une affaire de m’éveiller. Suis-je sollicité par quelque désir amoureux ? Qui se présente me suffit. Celles à qui je m’adresse me comblent de caresses, parce qu’elles n’ont personne qui veuille aller avec elles. Toutes ces jouissances me ravissent au point qu’en les goûtant je ne les souhaite pas plus agréables ; je les voudrais même moins vives, parce que j’en éprouve quelques-unes qui vont au delà de ce qu’il faut. Mais ce qu’il y a, selon moi, de plus précieux dans ma richesse, c’est que, si l’on m’enlevait ce que je possède à présent, je ne vois pas d’occupation, si misérable qu’on la suppose, qui ne pût me procurer une nourriture suffisante. Si j’ai résolu de me régaler, je n’achète point au marché des morceaux rares, ils coûtent trop cher ; je consulte mon appétit : car je trouve bien plus délicieux ce que je mange après avoir attendu le besoin, que ce qu’il a fallu se procurer à grands frais ; témoin ce vin de Thase qui se trouve à cette table, et