Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/305

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sonnes qui s’aiment d’un mutuel amour ne seraient-elles pas heureuses de se contempler à loisir, de s’entretenir affectueusement, de se témoigner une confiance, une prévenance réciproques, de partager ou la joie d’un succès ou le chagrin d’un revers, d’éprouver un bonheur continuel à se voir tous deux en santé ; et, si l’un devient malade, de s’intéresser plus à l’absent qu’au présent ? Tout cela n’est-il pas délicieux ? Oui, ce sont ces bons offices qui rendent l’amitié chère et qui en entretiennent le feu jusqu’à la vieillesse. Mais pourquoi un jeune garçon aimerait-il celui qui ne s’attache qu’au corps ? Est-ce parce qu’il se réserve la satisfaction du désir et ne laisse à l’objet aimé que la honte ? Est-ce parce que, pour faire ce qu’il souhaite de celui qu’il aime, il se plaît à éloigner de lui ses parents ? Il y a plus : si, au lieu de la persuasion, il emploie la violence, il n’en est que plus haïssable : en effet, celui qui violente ne fait preuve que de perversité ; quiconque persuade corrompt l’âme de celui qui se laisse convaincre. D’ailleurs, comment celui qui vend sa beauté pour de l’argent pourra-t-il plus aimer l’homme qui le paye qu’au marché le vendeur n’aime l’acheteur ? Parce qu’il est jeune et le soupirant hors d’âge, parce qu’il est beau et l’autre laid, parce qu’il est aimant et que l’autre ne l’est pas, ce n’est pas un motif pour qu’il lui donne sa tendresse. Un garçon en commerce avec un homme ne partage pas, comme une femme, les joies de l’amour : c’est à jeun qu’il en voit l’ivresse[1]. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on méprise de pareils amants.

« Qu’on réfléchisse encore, et l’on verra que la passion qui a pour objet les belles qualités n’a jamais eu de funestes effets, tandis qu’un commerce honteux a souvent produit des actes criminels. Maintenant, tout ce qu’a d’indigne d’un homme libre la liaison qui s’attache au corps plutôt qu’à l’âme, c’est ce que je vais faire voir. Si celui qui enseigne à bien dire et à bien faire[2] mérite d’être honoré, comme Chiron et Phénix l’étaient par Achille, celui qui n’en veut qu’au corps est un mendiant qui vous obsède. Toujours quêtant, toujours demandant soit un baiser, soit quelque autre attouchement, il s’attache à vos pas. Que la hardiesse de mon langage ne vous surprenne point. Le sien m’inspire, et l’amour qui vit en moi m’excite à m’exprimer avec franchise contre un amour rival du mien. Oui, selon moi,

  1. Cf. Lucien, Amours, 25, 26 et 27.
  2. Allusion au v. 443 du chant IX de l’Iliade.