Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuvent aller où il leur plaît, sans craindre d’être tués ; les tyrans sont partout en pays ennemi : aussi jugent-ils nécessaire d’aller armés eux-mêmes et entourés d’une escorte en armes. Ensuite, quand les particuliers sont en guerre, ils ne sont pas plus tôt de retour chez eux qu’ils se regardent comme en sûreté ; les tyrans, au contraire, revenus dans leur cité savent que c’est là qu’ils ont le plus d’ennemis. Une ville est-elle assiégée par une armée supérieure en force, les citoyens inférieurs en nombre se croient en danger quand ils sont hors des murs ; mais, une fois rentrés dans leurs fortifications, ils se regardent tous comme en sûreté ; le tyran, loin de trouver un abri en rentrant dans son palais, croit que c’est là surtout qu’il a besoin de gardes.

« Les particuliers, grâce aux trêves et à la paix, voient cesser la guerre ; pour les tyrans, il n’est point de paix avec ceux qui sont soumis à leur tyrannie, point de trêves auxquelles le tyran puisse se fier. Il y a des guerres faites par les villes et par les tyrans aux peuples qu’ils ont assujettis ; mais tout ce qu’il y a de fâcheux dans ces sortes de guerres pour les villes, le tyran l’éprouve aussi. Les uns et les autres sont forcés d’être en armes, de veiller, de braver les dangers ; et, s’ils essuient un échec, leur consternation est la même. Ainsi, jusque-là, dans la guerre, même condition de part et d’autre. Mais les avantages dont peut jouir une ville opposée à une autre, les tyrans ne les connaissent pas. Qu’une ville triomphe de ses ennemis, il est difficile d’exprimer le plaisir qu’on éprouve à les mettre en fuite, le plaisir de les poursuivre, le plaisir de les tailler en pièces, la fierté joyeuse d’un tel exploit, la gloire brillante qui le couronne, le bonheur que cause la pensée d’avoir augmenté sa patrie ! Chacun se figure avoir donné un bon avis, tué le plus grand nombre d’adversaires ; et il est difficile d’en rencontrer qui ne surfassent point leurs exploits, disant qu’ils en ont massacré plus qu’il n’y en a réellement de morts : tant leur paraît belle une grande victoire !

« Mais le tyran, quand le soupçon lui fait découvrir qu’en effet on conspire contre lui, et qu’il met à mort les coupables, il sait très-bien qu’il n’augmente point sa ville ; il sait qu’il diminue le nombre de ses sujets ; il ne peut donc être fier, il ne peut être glorieux de son exploit : au contraire, il l’atténue le plus possible, et il se justifie, dans le temps même qu’il agit, d’avoir rien fait d’injuste. Ainsi, lui-même ne voit rien de beau dans ce qu’il a fait, et, quand sont morts ceux qu’il