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Page:Yver Grand mere.djvu/110

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GRAND’MÈRE

l’entourait, et à la mercerie n’abattant plus grand ouvrage. Coudre la fatiguait.

— Ah ! comme j’ai mal au dos, Mamy ! disait-elle souvent.

— Eh bien, va faire un tour pour te délasser, ma chérie, répondait la bonne Mme Leriche.

C’est ainsi qu’elle avait pris l’habitude de sortir deux ou trois fois la semaine quand le jour tombait, vers quatre ou cinq heures du soir. Tantôt, c’était pour se dégourdir les jambes le long des quais. Tantôt, pour aller visiter de grands magasins de blanc. Telles se présentaient, du moins dans la famille, ses promenades.

Au vrai, les choses se passent différemment. Sans trop s’attarder à sa toilette, tant l’heure la presse — un peu de rouge aux lèvres, un peu de poudre mise à la diable devant une glace dans l’arrière-boutique de Mamy, et Sabine, le visage comme contracté par un terrible souci, s’en va dans le crépuscule de novembre, suivant les quais jusqu’au pont de Grenelle.

Il y a là, toujours au même endroit, en stationnement, une petite voiture de luxe reluisante de nickels et de vernis. Devant la silhouette de Sabine qui s’encadre soudain dans la glace, la portière s’ouvre, Christian qui est là dans une atmosphère de tabac blond, jette sa cigarette pour prendre, tous feux éteints, sa chérie dans ses bras. Il ne l’y garde pas trop longtemps de peur de l’effaroucher, car sa jeune proie demeure encore fière et rétive. Elle n’entend pas que Christian fasse d’elle tout ce qu’il désire, d’ailleurs il a vingt-trois ans, mais elle n’en compte pas beaucoup plus que dix-sept. Elle lui paraît si enfantine et si craintive, si puérile et si puissante de sa faiblesse même, qu’il la traite en petite idole sacrée. Dès que ses baisers deviennent un peu trop fous, voilà qu’elle pleure ! Alors, il est tout désorienté, pense que les filles sont drôles et ne savent pas ce qu’elles veulent, mais que celle-là est adorable jusque dans ses singularités. Et il reprend sagement le volant pour passer sur la rive droite et suivre la Seine jusqu’au Bois. Là ils iront boire du thé dans un salon de grand luxe.

Voilà un mois que cela dure ainsi. Sabine l’a compté :