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GRAND’MÈRE

nues — mais hélas à Ménilmontant ! Ainsi avions-nous, à petit prix une jeune bonne qui faisait le marché et les courses, ma pauvre maman ayant assez que de confectionner elle-même ou de rafistoler les robes de ses filles et les vestes de ses garçons qui se mettaient en lambeaux au lycée voisin. Nous avions hérité, de nos grands-parents, quelques meubles Empire, ce qui permit de faire dans une petite pièce un vrai salon où le lundi, ma mère recevait ces dames de l’Administration à laquelle appartenait mon père. C’est à quoi se réduisait ma vie mondaine, lorsque j’avais ton âge, et que, dans une petite pension du quartier, je suivais les cours du brevet supérieur. Vers cinq heures, ce lundi, quand mes devoirs étaient achevés, j’allais au salon, alors que mes jeunes frères et ma petite sœur se chamaillaient en apprenant leurs leçons dans la chambre de mes parents. Les visites du lundi dont j’espérais toujours quelque amusement me laissaient attristée. Les femmes qui venaient voir ma mère étaient ternes et ennuyeuses, besogneuses au surplus. On parlait déjà de la cherté des vivres, du prix des étoffes et des chapeaux, des moyens de s’habiller soi-même.

« D’autre part, entre un devoir de style et un problème, j’attrapais quelquefois dans la bibliothèque d’acajou de mon grand-père le livre des « Salons de la Restauration » qui me donnait des visions d’élégance, de somptuosité, de succès mondains. C’est ainsi que dans un milieu qui t’eût semblé désirable, ma Sabine, je traînais mon ennui et mon envie du luxe des autres. Je rêvais d’être « quelqu’un », de jouer un rôle comme ces femmes célèbres qui faisaient des romans et surtout de la politique. Ensuite, à cette période d’orgueil s’en ajouta une autre de simple vanité. Je ne me trouvais ni mal venue, ni laide, bien que les connaissances de ma mère ne parussent pas s’apercevoir que j’étais mieux que le commun. Et j’enrageais de ne rencontrer personne pour apprécier justement ma grande taille, la forme de mes hanches fines, mes épaules, mon front qui me semblaient bien faits. J’enviais les femmes qui, l’hiver, vont se faire admirer dans les fêtes parisiennes ou à la Côte d’Azur, et, l’été, aux bains de mer, autant que je venais de jalouser les intellectuelles.