Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/76

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rêver un instant le rôle Je moraliste révolutionnaire. Il lui manquait simplement d’être un homme, pour avoir cette volonté entêtée des sectaires, qui seule met toute une vie au service d’une idée fixe. Si, par exemple, dans les préfaces des premières éditions d’Indiana, elle a exposé ses théories sociales, elle a écrit les lignes suivantes, en tête de l’édition de 1852 : « On voulut voir dans ce livre un plaidoyer bien prémédité contre le mariage. Je n’en cherchais pas si long, et je fus étonnée au dernier point de toutes les belles choses que la critique trouva à dire sur mes intentions subversives. La critique a beaucoup trop d’esprit, c’est ce qui la fera mourir. Elle ne juge jamais naïvement ce qui a été fait naïvement. » Et là est la vérité évidente. Plus tard. George Sand, dans d’autres romans, célébra la sainteté, le parfait bonheur du mariage. En dehors de sa fidélité aux beaux et aux grands sentiments généraux, il n’est pas de thèse qu’elle n’ait soutenue, puis combattue. Elle marchait véritablement les yeux fermés au milieu de ses rêves, et rien n’était même plus doux pour elle, que de se confier à un guide en qui elle avait foi. Cela explique son rôle de disciple, auprès de tant d’hommes plus ou moins illustres, que j’ai déjà nommés. La femme, en elle, malgré l’originalité de son talent, avait besoin d’un soutien. Elle s’était émancipée, mais elle restait pareille au fond à la plus faible de ses compagnes, elle aimait à poser la tête sur une forte épaule. Un critique a dit : « Elle n’est qu’un écho qui embellit les voix. » Un autre, plus méchant, a ajouté, parodiant le mot de Buffon : « Chez madame George Sand ; le style, c’est l’homme. » Il y a du vrai, dans ces jugements trop sévères. Quand on l’étudié de près, on constate à chaque instant la marque irrémédiable du sexe.

Aussi combien elle est tendre pour ses héroïnes ! La femme, dans ses livres, est presque toujours exaltée, tandis que l’homme d’ordinaire joue le vilain rôle. Elle a un idéal de femme raisonnable et passionnée, chevaleresque et prudente, qui est des plus typiques. Évidemment, elle a rêvé la régénération de la société par la femme, d’une manière purement instinctive ; et c’est pourquoi elle a fait défiler ces guerrières si courageuses, si rusées parfois, si belles toujours. Elles sont tout un bataillon d’amazones, et je me lasserai à les dénombrer. L’Edmée, de Mauprat, dont je parlerai tout à l’heure, est à la tête de cette phalange : les autres suivent : la petite Fadette, qui accomplit le miracle de devenir jolie pour vaincre ; la Caroline, du Marquis de Villemer, que son amour discret et héroïque hausse de sa situation de demoiselle de compagnie à celle de marquise. Je borne là mes exemples. Et c’est ici, je crois, le lieu de montrer l’inanité de cette longue campagne. George Sand n’a point réussi à faire faire un pas à l’émancipation des femmes. L’œuvre du poète seule reste, parce que seul le poète avait la foi. Le moraliste avait trop de bon sens et trop de doute pour s’entêter. On ne regarde plus ce long cortège d’héroïnes que comme des créations touchantes et fières, des filles de la poésie, d’une humanité si raffinée et si peu vivante de la vie réelle, qu’elles ne pouvaient apporter le moindre argument solide à une thèse.

Voici quelques lignes dans lesquelles George Sand s’est jugée elle-même, avec une grande pénétration : « Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m’employer à tout, en me persuadant d’abord, en me commandant ensuite ; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J’accepterai tout ce qui sera bien. Qu’on me demande mes biens et ma vie, mais qu’on laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. » Et maintenant, si l’on rapproche de ces aveux les quelques lignes suivantes, qui contiennent sa profession de foi religieuse, on l’aura tout entière : « Ma religion n’a jamais varié, quant au fond ; les formes du passé se sont évanouies, pour moi comme pour mon siècle, à la lumière de la réflexion ; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie, voilà ce qui a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doute désespéré. » Elle était contemplative et déiste, on ne saurait la définir plus brièvement.

D’ailleurs, son attitude ordinaire révélait sa vraie nature. Elle manquait d’esprit, au sens léger et brillant du mot. Dans la conversation, elle se montrait pâle, lente, embarrassée. Sa face un peu forte, avec ses grands yeux, gardait une indolence muette, cet air réfléchi et profond des bêtes qui songent. Elle fumait continuellement des cigarettes, soufflant la fumée et s’absorbant à la regarder monter. On ne pouvait lui faire de plus grand plaisir que de l’oublier dans son salon, d’agir comme si elle n’était pas là. Elle écoutait, elle s’endormait bientôt, dans un rêve les yeux ouverts. La vue, chez elle, était intérieure. Elle ressemblait à ces oiseaux de mer qui marchent si difficilement sur le sable, quand ils abordent, et qui retrouvent leur allure puissante et rapide, dès qu’ils battent les eaux immenses de leurs pattes et de leurs ailes. Si elle se traînait lourdement dans le terre à terre de la vie, elle prenait son essor, la plume à la main. La phrase, qui s’embrouillait sur ses lèvres, coulait alors avec une largeur sans pareille. Toute son indolence aboutissait à un travail prodigieux. Elle n’était que poète et ne savait qu’écrire.

Sa façon de travailler achève de la faire connaître. Elle travaillait la nuit, pour être plus tranquille ; elle pouvait cependant travailler très bien au milieu du bruit, sans être incommodée, tant elle avait la puissance de s’absorber et d’oublier le monde existant. À Nohant, elle écrivait sur un petit guéridon du salon, restant là jusqu’à quatre et cinq heures du matin, après que ses hôtes étaient montés se coucher. Elle avait une plume, un encrier, un cahier de papier à lettre solidement cousu, et rien autre, ni plan, ni notes, ni livres, ni documents d’aucune sorte. Quand elle commençait un roman, elle partait d’une idée générale assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se créaient sous sa plume, les événements se déroulaient ; elle allait ainsi tranquillement jusqu’au bout de sa pensée. Il n’y a peut-être pas en littérature un second exemple d’un travail aussi sain, aussi exempt de fièvre. On aurait dit une source d’eau qui coulait toujours, avec un égal murmure. La main gardait un mouvement rythmé, l’écriture était grosse, calme, d’une