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CELLE QUI M’AIME

yeux du monde, et je ne reconnaissais point ces beaux yeux.

Il y a, au-dessus des foules, je ne sais quelle angoisse, quelle immense tristesse, comme s’il se dégageait de la multitude un souffle de terreur et de pitié. Jamais je ne me suis trouvé dans un grand rassemblement de peuple sans éprouver un vague malaise. Il me semble qu’un épouvantable malheur menace ces hommes réunis, qu’un seul éclair va suffire, dans l’exaltation de leurs gestes et de leurs voix, pour les frapper d’immobilité et d’éternel silence.

Peu à peu je ralentis le pas, regardant cette joie qui me navrait. Au pied d’un arbre, en plein dans la lumière jaune des lampions, se tenait debout un vieux mendiant, le corps roidi et horriblement tordu par une paralysie. Il levait vers les passants sa face blême, clignant les yeux d’une façon lamentable, pour mieux exciter la pitié, et imprimant à ses membres de rapides frissons. Les jeunes filles, fraîches et rougissantes, passaient en riant devant ce hideux spectacle.

Plus loin, à la porte d’un cabaret, deux ouvriers se battaient. Dans la lutte, les verres avaient été renversés, et, à voir couler le vin sur le trottoir, on eût dit le sang de larges blessures.

Les rires me parurent se changer en sanglots, les lumières devinrent à mes yeux un vaste incendie, la foule tourna, frappée d’épouvante. J’allais, me sentant triste à mourir, interrogeant les jeunes visages et ne pouvant trouver Celle qui m’aime.