Page:Zola - Fécondité.djvu/324

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le soir, et qu’allait-elle en faire, pendant le reste de la journée ?

« Bah ! finit-elle par dire, je le prends tout de même, je vais le déposer au bureau, avant de me mettre à mes courses. On lui donnera un biberon, il faut qu’il s’y habitue, n’est-ce pas ?

— Mais bien sûr ! » dit tranquillement la mère.

Alors, au moment où la Couteau, sur le point de partir, après toutes sortes de salutations et de remerciements, se tournait pour le prendre, elle eut un geste d’hésitation, devant les deux enfants couchés côte à côte sur la couverture.

« Fichtre ! murmura-t-elle, il ne faut pas que je me trompe. »

Le mot parut drôle, tous s’égayèrent, Céleste éclata, tandis que la Catiche elle-même riait à belles dents. Et la Couteau, saisissant le poupon de ses mains longues et crochues, l’emporta. Encore un de pris, de charrié là-bas, dans les continuelles rafles qui jetaient les tout-petits au massacre.

Seul, Mathieu n’avait pas ri. Le brusque souvenir lui était revenu de sa conversation avec Boutan, l’action démoralisante de ce métier de nourrice, le honteux marchandage, le crime commun des deux mères, risquant chacune la mort de son enfant, la mère oisive qui achetait le lait d’une autre, la mère vénale qui vendait le sien. Il eut froid au cœur, il regarda partir le pauvre être, si plein de santé encore, il regarda l’autre qui restait, déjà si chétif. Et quel serait le destin, quel vent soufflerait d’une société à ce point mal faite et corrompue, sacrifiant l’un ou l’autre, les deux peut-être ? Les gens, les choses s’assombrirent, lui firent horreur.

Mais déjà Valentine ramenait les deux hommes dans le vaste salon luxueux, si enchantée, si complètement délivrée, qu’elle avait retrouvé toute sa cavalière insouciance,