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LES ROUGON-MACQUART.

mince, tandis que sa mère avait des épaules à démolir les portes en passant ; mais ça n’empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s’attacher aux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvre femme, que le père Macquart rouait de coups. Cent fois, celle-ci lui avait raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montrait d’une galanterie si brutale, qu’il lui cassait les membres ; et, sûrement, elle avait poussé une de ces nuits-là, avec sa jambe en retard.

— Oh ! ce n’est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour faire sa cour.

Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça se voyait ; à quarante ans, elle se casserait en deux. Puis, doucement, avec un léger rire :

— Vous avez un drôle de goût d’aimer une boiteuse.

Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face davantage, la complimenta en risquant les mots, comme pour la griser. Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laisser tenter, caressée pourtant par cette voix câline. Elle écoutait, les regards dehors, paraissant s’intéresser de nouveau à la foule croissante. Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coup de balai ; la fruitière retirait sa dernière poêlée de pommes de terre frites, tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de son comptoir. De tous les gargots, des bandes d’ouvriers sortaient ; des gaillards barbus se poussaient d’une claque, jouaient comme des gamins, avec le tapage de leurs gros souliers ferrés, écorchant le pavé dans une glissade ; d’autres, les deux mains au fond de leurs poches, fumaient d’un air réfléchi, les yeux au soleil, les paupières cligno-