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LES ROUGON-MACQUART.

comptait machinalement le long des façades les fenêtres éclairées, brûlant comme des veilleuses d’agonisant, avec des lueurs pâles et tranquilles. Elle traversait le pont du chemin de fer, dans le branle des trains, grondant et déchirant l’air du cri désespéré de leurs sifflets. Oh ! que la nuit faisait toutes ces choses tristes ! Puis, elle tournait sur ses talons, elle s’emplissait les yeux des mêmes maisons, du défilé toujours semblable de ce bout d’avenue ; et cela à dix, à vingt reprises, sans relâche, sans un repos d’une minute sur un banc. Non, personne ne voulait d’elle. Sa honte lui semblait grandir de ce dédain. Elle descendait encore vers l’hôpital, elle remontait vers les abattoirs. C’était sa promenade dernière, des cours sanglantes où l’on assommait, aux salles blafardes où la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde. Sa vie avait tenu là.

— Monsieur, écoutez donc…

Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l’ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu’elle s’éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre les maisons. Mon Dieu ! qu’elle était drôle et effrayante ! Jamais elle n’avait si bien compris son avachissement. Alors, elle ne put s’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait là une belle gaupe qui marchait à côté d’elle ! Quelle touche !