Page:Zola - La Débâcle.djvu/182

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causer avec lui, toute une histoire énorme, dont il ne tarissait pas depuis son retour. Mais quel terrible retour, à travers la panique de Beaumont, par les chemins encombrés de fuyards ! Vingt fois, le cabriolet avait failli culbuter dans les fossés. Les deux hommes n’étaient rentrés qu’à la nuit, au milieu d’obstacles sans cesse renaissants. Et cette partie de plaisir, cette armée que Delaherche était allé voir défiler, à deux lieues, et qui le ramenait violemment dans le galop de sa retraite, toute cette aventure imprévue et tragique lui avait fait répéter, à dix reprises, le long de la route :

— Moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne voulais pas manquer l’occasion de la voir !… Ah bien ! je l’ai vue et je crois que nous allons la voir, à Sedan, plus que nous ne voudrons !

Le matin, dès cinq heures, réveillé par la haute rumeur d’écluse lâchée que faisait le 7e corps en traversant la ville, il s’était vêtu à la hâte ; et, dans la première personne rencontrée sur la place Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin. L’année d’auparavant, à Charleville, le capitaine était un des familiers de la jolie madame Maginot ; de sorte que Gilberte, avant le mariage, l’avait présenté. L’histoire, chuchotée autrefois, disait que le capitaine, n’ayant plus rien à désirer, s’était retiré devant le fabricant de drap par délicatesse, ne voulant pas priver son amie de la très grosse fortune qui lui arrivait.

— Comment ! c’est vous ? s’écria Delaherche, et dans quel état, bon Dieu !

Beaudoin, si correct, si joliment tenu d’habitude, était en effet pitoyable, l’uniforme souillé, la face et les mains noires. Exaspéré, il venait de faire route avec des turcos, sans pouvoir s’expliquer comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous, il se mourait de faim et de fatigue ; mais ce n’était pas là son désespoir le