Page:Zola - La Débâcle.djvu/186

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n’est-ce pas ? je ne pouvais que m’obstiner, d’autant plus que les obus marchaient dans le ciel, se rapprochant, suivant la route de Mouzon… Et alors, comme je vous vois, monsieur, j’ai vu l’empereur tourner vers moi son visage blême. Oui, il m’a regardé un instant de ses yeux troubles, pleins de défiance et de tristesse. Et puis, sa tête est retombée au-dessus de la carte, il n’a plus bougé.

Bonapartiste ardent au moment du plébiscite, Delaherche, depuis les premières défaites, avouait que l’empire avait commis des fautes. Mais il défendait encore la dynastie, il plaignait Napoléon III, que tout le monde trompait. Ainsi, à l’entendre, les véritables auteurs de nos désastres n’étaient autres que les députés républicains de l’opposition, qui avaient empêché de voter le nombre d’hommes et les crédits nécessaires.

— Et l’empereur est rentré à la ferme ? demanda le capitaine Beaudoin.

— Ma foi, monsieur, je n’en sais rien, je l’ai laissé sur son pliant… Il était midi, la bataille se rapprochait, je commençais à me préoccuper de mon retour… Tout ce que je puis ajouter, c’est qu’un général, à qui je montrais Carignan au loin, dans la plaine, derrière nous, a paru stupéfait d’apprendre que la frontière belge était là, à quelques kilomètres… Ah ! ce pauvre empereur, il est bien servi !

Gilberte, souriante, très à l’aise, comme dans le salon de son veuvage, où elle le recevait autrefois, s’occupait du capitaine, lui passait le pain grillé et le beurre. Elle voulait absolument qu’il acceptât une chambre, un lit ; mais il refusait, il fut convenu qu’il se reposerait seulement une couple d’heures sur un canapé, dans le cabinet de Delaherche, avant de rejoindre son régiment. Au moment où il prenait des mains de la jeune femme le sucrier, madame Delaherche, qui ne les quittait pas des yeux,