Page:Zola - La Débâcle.djvu/202

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tait Chouteau goguenard. Oh ! ce n’est pas pour moi, j’ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l’escouade l’avait attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n’ayant rien attrapé, comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la conscience bourrelée d’avoir abandonné ses hommes, leur partagea la moitié de pain qu’il avait dans son sac.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu ! répéta Lapoulle dévorant, ne trouvant pas d’autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que Pache disait tout bas un Pater et un Ave, pour être certain que le ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l’appel, à toute fanfare. Mais il n’y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et ce fut, lorsqu’il eut constaté que sa demi-section était au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince figure maladive et son nez pincé, dit doucement :

— Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille certitude, les yeux au loin dans l’ombre :

— Oh ! moi, demain, je serai tué.

Il était neuf heures, la nuit menaçait d’être glaciale, car des brumes étaient montées de la Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché près de Jean, au pied d’une haie, frissonna, en disant qu’on ferait bien d’aller s’allonger sous la tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore, depuis le repos qu’ils avaient pris, ni l’un ni l’autre ne pouvait dormir. À côté d’eux, ils enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d’une couverture, ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps, ensuite, ils s’intéressèrent à la petite flamme d’une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où veillaient le colonel et quelques officiers. Toute