Page:Zola - La Débâcle.djvu/380

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d’hommes, de chevaux, de canons, que cette masse compacte semblait y avoir été entrée de force, à coups de quelque pilon gigantesque. Pendant que, sur les remparts, bivouaquaient les régiments qui s’étaient repliés en bon ordre, les débris épars de tous les corps, les fuyards de toutes les armes, une tourbe grouillante avait submergé la ville, un entassement, un flot épaissi, immobilisé, où l’on ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes. Les roues des canons, des caissons, des voitures innombrables, s’enchevêtraient. Les chevaux fouaillés, poussés dans tous les sens, n’avaient plus la place pour avancer ou reculer. Et les hommes, sourds aux menaces, envahissaient les maisons, dévoraient ce qu’ils trouvaient, se couchaient où ils pouvaient, dans les chambres, dans les caves. Beaucoup étaient tombés sous les portes, barrant les vestibules. D’autres, sans avoir la force d’aller plus loin, gisaient sur les trottoirs, y dormaient d’un sommeil de mort, ne se levant même pas sous les pieds qui leur meurtrissaient un membre, aimant mieux se faire écraser que de se donner la peine de changer de place.

Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation. Dans certains carrefours, les caissons se touchaient, un seul obus prussien, tombant sur un d’eux, aurait fait sauter les autres ; et Sedan entier se serait allumé comme une torche. Puis, que faire d’un pareil amas de misérables, foudroyés de faim et de fatigue, sans cartouches, sans vivres ? Rien que pour déblayer les rues, il eût fallu tout un jour. La forteresse elle-même n’était pas armée, la ville n’avait pas d’approvisionnements. Dans le conseil, c’étaient là les raisons que venaient de donner les esprits sages, gardant la vue nette de la situation, au milieu de leur grande douleur patriotique ; et les officiers les plus téméraires, ceux qui frémissaient en criant qu’une armée ne pouvait se rendre ainsi, avaient dû bais-