Page:Zola - La Débâcle.djvu/418

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moment, devant le parc de Montivilliers, qu’ils firent une rencontre. Trois grands tombereaux étaient là, à la file, chargés de morts, de ces tombereaux de la salubrité, que l’on emplit à la pelle, le long des rues, chaque matin, de la desserte de la veille ; et, de même, on venait de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque corps que l’on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour s’arrêter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu’à ce que le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu’on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l’air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s’ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue ; et la main peu à peu s’usait, écorchée, mangée jusqu’à l’os.

Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper décida Silvine à manger un morceau de pain qu’il avait eu la précaution d’emporter. Il était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient près de Sedan, un poste prussien les arrêta encore ; et, cette fois, ce fut terrible, l’officier s’emportait, refusait même de rendre le laissez-passer, qu’il déclarait faux, en un français très correct, d’ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient poussé l’âne et la petite charrette sous un hangar. Que faire ? comment continuer la route ? Silvine, qui se désespérait, eut alors une idée, en songeant au cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard, qu’elle connaissait et dont la propriété, l’Ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être l’écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper, puisqu’on les laissait libres, à la condition de garder la charrette. Ils coururent, ils trouvèrent la grille de l’Ermitage grande ouverte. Et, de loin, comme ils s’engageaient dans l’allée des ormes séculaires, un spectacle qu’ils aperçurent les étonna beaucoup.