Page:Zola - La Débâcle.djvu/421

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multipliaient. À chaque pas, des arbres coupés par les obus, abattus tels que des géants, barraient la route. C’était la forêt bombardée, au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires, comme au travers d’un carré de la vieille garde, d’une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines ; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, avait l’épouvante navrée d’un champ de bataille humain. Puis, c’étaient aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux mains enfoncées dans la terre, arrachant des poignées d’herbe. Plus loin, un capitaine était mort sur le ventre, la tête soulevée, en train de hurler sa douleur. D’autres semblaient dormir parmi les broussailles, tandis qu’un zouave dont la ceinture bleue s’était enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises, le long de cet étroit chemin forestier, écarter un corps, pour que l’âne pût continuer sa route.

Tout d’un coup, dans un petit vallon, l’horreur cessa. Sans doute, la bataille avait passé ailleurs, sans toucher à ce coin de nature délicieux. Pas un arbre n’était effleuré, pas une blessure n’avait saigné sur la mousse. Un ruisseau coulait parmi des lentilles d’eau, le sentier qui le suivait était ombragé de grands hêtres. C’était d’un charme pénétrant, d’une paix adorable, cette fraîcheur des eaux vives, ce silence frissonnant des verdures.

Prosper avait arrêté l’âne, pour le faire boire au ruisseau.

— Ah ! qu’on est bien ici ! dit-il, dans un cri involontaire de soulagement.

D’un œil étonné, Silvine regarda autour d’elle, inquiète de se sentir, elle aussi, délassée et heureuse. Pourquoi donc le bonheur si paisible de ce coin perdu, lorsque, à