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canal, pour voir si leur régiment ne devait pas partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y avait des départs de prisonniers, des colonnes de mille à douze cents hommes, qu’on dirigeait sur les forteresses de l’Allemagne. L’avant-veille, ils avaient vu, devant le poste prussien, un convoi d’officiers et de généraux qui allaient, à Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer. C’était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie de quitter cet effroyable Camp de la Misère. Ah ! si leur tour pouvait être venu ! Et, quand ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la berge, dans le désordre croissant de tant de souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.

Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent qu’ils mangeraient. Depuis le matin, tout un commerce s’était établi entre les prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canal : on leur jetait de l’argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis ou du tabac grossier, à peine sec. Même des soldats qui n’avaient pas d’argent, étaient arrivés à faire des affaires, en leur lançant des gants blancs d’ordonnance, dont ils semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen barbare d’échange fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate, le bavarois qui lui renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit farce méchante, que le pain tomba à l’eau. Alors, parmi les allemands, ce furent des rires énormes. Deux fois, Maurice s’entêta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les rires, des officiers accoururent, qui défendirent à leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait les deux poings à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses pièces de cent sous.

La journée, malgré son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut deux alertes, deux appels de clairon, qui