Page:Zola - La Débâcle.djvu/63

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Il y eut un silence. Picot, le plus grand, avala un verre de vin blanc ; et, se torchant d’un revers de main :

— Bien sûr… C’est comme à Frœschwiller, fallait être bête à manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles. Mon capitaine, un petit malin, le disait… La vérité est qu’on ne devait pas savoir. Toute une armée de ces salauds nous est tombée sur le dos, quand nous étions à peine quarante mille, nous autres. Et on ne s’attendait pas à se battre ce jour-là, la bataille s’est engagée peu à peu, sans que les chefs le veuillent, paraît-il… Bref ! moi, je n’ai pas tout vu, naturellement. Mais ce que je sais bien, c’est que la danse a recommencé d’un bout à l’autre de la journée, et que, lorsqu’on croyait que c’était fini, pas du tout ! les violons reprenaient de plus belle… D’abord, à Wœrth, un gentil village, avec un clocher drôle, qui a l’air d’un poêle, à cause des carreaux de faïence qu’on a mis dessus. Je ne sais foutre pas pourquoi on nous l’avait fait quitter le matin, car nous nous sommes usé les dents et les ongles pour le réoccuper, sans y parvenir. Oh ! mes enfants, ce qu’on s’est bûché là, ce qu’il y a eu de ventres ouverts et de cervelles écrabouillées, c’est à ne pas croire !… Ensuite, ç’a été autour d’un autre village qu’on s’est cogné : Elsasshaussen, un nom à coucher à la porte. Nous étions canardés par un tas de canons, qui tiraient à leur aise du haut d’une sacrée colline, que nous avions lâchée aussi le matin. Et c’est alors que j’ai vu, oui ! moi qui vous parle, j’ai vu la charge des cuirassiers. Ce qu’ils se sont fait tuer, les pauvres bougres ! Une vraie pitié de lancer des chevaux et des hommes sur un terrain pareil, une pente couverte de broussailles, coupée de fossés ! D’autant plus, nom de Dieu ! que ça ne pouvait servir à rien du tout. N’importe ! c’était crâne, ça vous réchauffait le cœur… Ensuite, n’est-ce pas ? il semblait que le mieux était de s’en aller souffler plus loin. Le village flambait comme une allumette, les Badois, les