Page:Zola - La Débâcle.djvu/92

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passer de son air raide et fier. Et il le montrait du coin de l’œil.

— Regardez-le donc ! son nez remue… Il donnerait cent sous du croupion.

Tous rigolèrent de la faim du capitaine, qui n’avait pas su se faire aimer de ses hommes, trop jeune et trop dur, un pète-sec, comme ils l’appelaient. Un instant, il parut sur le point d’interpeller l’escouade, au sujet du scandale qu’elle soulevait, avec sa volaille. Mais la crainte de montrer sa faim, sans doute, le fit s’éloigner, la tête haute, comme s’il n’avait rien vu.

Quant au lieutenant Rochas, galopé également d’une terrible fringale, il tournait, avec un rire de brave homme, autour de la bienheureuse escouade. Lui, ses hommes l’adoraient, d’abord parce qu’il exécrait le capitaine, ce freluquet sorti de Saint-Cyr, et ensuite parce qu’il avait porté le sac, comme eux tous. Il n’était pas toujours commode pourtant, d’une grossièreté parfois à lui ficher des gifles.

Jean, qui, d’un coup d’œil, avait consulté les camarades, se leva, se fit suivre par Rochas derrière la tente.

— Dites donc, mon lieutenant, sans vous offenser, si ça pouvait vous être agréable…

Et il lui passa un quartier de pain et une gamelle, où il y avait une cuisse de l’oie, sur six grosses pommes de terre.

La nuit, de nouveau, on n’eut pas besoin de les bercer. Les six digérèrent la bête, à poings fermés. Et ils eurent à remercier le caporal de la façon solide dont il avait planté la tente, car ils ne s’aperçurent même pas d’un violent coup de vent qui souffla vers deux heures, accompagné d’une rafale de pluie : des tentes furent emportées, des hommes réveillés en sursaut, trempés, forcés de courir au milieu des ténèbres ; tandis que la leur résistait et qu’ils étaient bien à couvert, sans une goutte d’eau, grâce aux rigoles où ruisselait l’averse.