Page:Zola - Les Trois Villes - Lourdes, 1894.djvu/454

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l’oubli systématique, c’est le même sentiment de sourde inquiétude qui a fait le silence et l’abandon, dans cette triste chambre où nous sommes. De même qu’on a peur d’un culte possible sur sa tombe, on a peur que les foules ne viennent s’agenouiller ici, le jour où deux cierges brûleraient, où deux bouquets de roses fleuriraient cette cheminée. Et si une paralytique se levait en criant qu’elle est guérie, quel scandale, quel trouble dans les âmes des bons commerçants de la Grotte, qui verraient leur monopole compromis gravement !… Ils sont les maîtres, ils entendent rester les maîtres, ils ne veulent rien lâcher de la ferme magnifique qu’ils ont conquise et qu’ils exploitent. Mais ils tremblent pourtant, oui ! ils tremblent devant la mémoire des ouvriers de la première heure, de cette petite fille qui est une si grande morte, dont l’héritage énorme les brûle de convoitise, à un tel point, qu’après l’avoir envoyée vivre à Nevers, ils n’osent même pas ramener son corps, laissé en prison sous la dalle d’un couvent !

Ah ! cette destinée pitoyable de pauvre être retranché des vivants, dont le cadavre à son tour était frappé d’exil ! Et comme Pierre la plaignait, cette créature de misère qui semblait n’avoir été choisie que pour souffrir, dans sa vie et dans sa mort ! Même en admettant qu’une volonté unique, persistante, ne l’eût pas fait disparaître, puis gardée jusque dans la tombe, quelle étrange suite de circonstances, comme il semblait que quelqu’un, inquiet du pouvoir immense qu’elle pouvait prendre, se fût toujours jalousement efforcé de la tenir à l’écart ! Elle restait à ses yeux l’élue, la martyre ; et, s’il ne pouvait plus croire, si l’histoire de cette malheureuse suffisait pour achever de ruiner en lui la croyance, elle ne l’en bouleversait pas moins dans toute sa fraternité, en lui révélant une religion nouvelle, la seule dont son cœur fût encore plein, la religion de la vie, de la douleur humaine.