Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/118

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pouvoir, ne voulait rien lâcher de la souveraineté conquise, volée tout entière, tandis que le peuple, l’éternelle dupe, le grand muet, serrait les poings, grondait en réclamant sa légitime part. Et c’était cette injustice affreuse qui emplissait de colère l’ombre naissante. De quel nuage, aux flancs de ténèbres, la foudre allait-elle tomber ? Il l’attendait depuis des années déjà, cette foudre vengeresse que de sourds fracas annonçaient, de tous les points de l’horizon. S’il avait écrit un livre de candeur et d’espoir, s’il était allé innocemment à Rome, c’était pour en conjurer l’effroyable éclat. Mais toute espérance était morte en son cœur, il sentait la foudre inévitable, rien désormais ne pouvait retarder la catastrophe. Jamais encore il ne l’avait sentie si prochaine, dans l’impudence heureuse des uns, dans la détresse exaspérée des autres. Et elle s’amassait, et elle allait sûrement éclater au-dessus de ce Paris de rut et de bravade, qui, le soir venu, attisait sa fournaise.

Au moment où il arrivait à la place de l’Opéra, Pierre, brisé de fatigue, éperdu, leva les yeux. Où était-il donc ? Le cœur de la grande ville semblait battre là, dans la vaste étendue de ce carrefour, comme si le sang des quartiers lointains eût afflué de tous les côtés, par de triomphales avenues. Il regarda se perdre à l’horizon les trouées de l’avenue de l’Opéra, des rues du Quatre-Septembre et de la Paix, claires encore d’un reste de jour, déjà étoilées d’un fourmillement d’étincelles. Le boulevard traversait la place du torrent de sa circulation, où venaient se heurter les afflux des rues voisines, en de continuels remous, qui faisaient de ce point le gouffre le plus dangereux du monde. Vainement les gardiens de la paix tâchaient de mettre là quelque prudence, le flot des piétons débordait quand même, les roues s’enchevêtraient, les chevaux se cabraient, au milieu du bruit de marée humaine, aussi haute, aussi incessante que la voix