Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/126

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Avec une lucidité parfaite, telle que la donne parfois le danger, Pierre, sans parler, sans perdre une seconde, se souvint que l’hôtel avait une sortie par-derrière, rue Vignon. Il venait de comprendre le grave péril où son frère serait, s’il se trouvait mêlé à cette affaire. Vivement, quand il l’eut emmené, dans l’ombre de la rue Vignon, il lui noua son mouchoir autour du poignet, qu’il lui fit cacher ensuite sous son veston, contre sa poitrine.

— Emmène-moi, répétait Guillaume hanté et grelottant, chez toi, à Neuilly… Pas chez moi.

— Oui, oui, sois tranquille. Tiens ! attends là un instant, je vais arrêter une voiture.

Il l’avait ramené sur le boulevard, dans sa hâte de trouver un fiacre. Mais le tonnerre de l’explosion bouleversait le quartier, les chevaux se cabraient, des gens galopaient au hasard, pris de démence. Et des agents étaient accourus, une foule se ruait, encombrait déjà l’entrée de la rue Godot-de-Mauroy, noire comme un gouffre, les lumières s’étant toutes éteintes ; tandis que, sur le boulevard, un crieur de la Voix du Peuple s’entêtait à clamer le nouveau scandale des Chemins de fer africains, les trente-deux vendus de la Chambre et du Sénat, la chute prochaine du ministère.

Pierre, enfin, arrêtait un fiacre, lorsqu’il entendit un passant qui courait, dire à un autre :

— Le ministère, ah bien ! voilà une bombe qui le raccommode !

Les deux frères montèrent dans la voiture, qui les emmena. Et, au-dessus de Paris grondant, la nuit noire s’était faite, une nuit sans pardon où les étoiles sombraient, sous la brume de crimes et de colère montée des toitures. Le grand cri de justice passait, dans le bruit d’ailes terrifiant que Sodome et Gomorrhe avaient entendu venir, de toutes les ténèbres de l’horizon.