Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/550

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croire que le bonheur régnera quand tout le monde aura du pain, quel imbécile espoir !

Dans son frisson, passait le drame si douloureux de sa vie. Être le patron, le maître, l’homme en train de s’enrichir, qui dispose du capital et que les ouvriers jalousent ; avoir un établissement où la chance est rentrée, dont les machines battent monnaie, sans qu’on paraisse avoir d’autre peine que d’empocher tous les bénéfices ; et être pourtant le plus misérable des hommes, n’avoir pas un jour qui ne soit gâté par l’agonie du cœur, ne trouver chaque soir, en rentrant au foyer, pour récompense et pour soutien, que la plus atroce torture sentimentale ! Tout se payait. Ce triomphateur, ce privilégié de l’argent, sur son tas qui grossissait d’inventaire en inventaire, sanglotait de détresse.

Il se montra très bienveillant, il promit de secourir Toussaint. Mais que pouvait-il faire ? Jamais il n’admettrait le principe d’une pension, parce que c’était la négation même du salariat, tel qu’il fonctionnait. Il défendait ses droits de patron très énergiquement, il répétait que l’âpreté de la concurrence le forcerait à les exercer sans aucun abandon possible, tant que le système actuel existerait. Sa fonction était de faire de bonnes affaires, honnêtement. Et il regretta que ses ouvriers n’eussent pas donné suite à leur projet d’une caisse de retraites, il laissa même entendre qu’il les pousserait à le reprendre.

Une rougeur était remontée à ses joues, sa vie de lutte quotidienne le reprenait, le remettait debout.

— Je voulais donc vous dire, à propos de notre petit moteur…

Et il causa longuement avec Thomas, pendant que Pierre attendait, le cœur bouleversé, éperdu de l’universel besoin de bonheur. Celui-ci saisissait des mots, se perdait au milieu des termes techniques. Autrefois, l’usine avait fabriqué des petits moteurs à vapeur. Mais ils sem-