Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/56

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deux élus, maîtres tout-puissants, qu’ils tenaient autrefois leur immense fortune, des terres considérables du côté de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d’art à emplir des galeries, un amas d’or à combler des caves. La famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, celle dont la foi brûlait, dont l’épée avait toujours été au service de l’Église ; la plus croyante, mais la plus violente, la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, d’une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, qui jouait sur leur nom : Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d’un rugissement, l’âme flamboyant comme un brasier de foi et d’amour. Des légendes de passions folles, d’actes de justice terribles, couraient encore. On racontait le duel d’Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, sur l’emplacement d’une antique demeure, démolie. Onfredo, ayant su que sa femme s’était laissé baiser sur les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever un soir, puis amener chez lui, les membres liés de cordes ; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer, il le força de se confesser à un moine. Ensuite il coupa les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant près d’une heure, dans une obscurité complète, au fond de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se cherchèrent s’évitèrent, s’étreignirent, en se lardant à coups de lame. Et quand on enfonça les portes, on trouva, parmi des mares de sang au travers des tables renversées, des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu’Onfredo avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l’un ni l’autre n’en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même