Page:Zola - Lettre à Ferragus, dans le Figaro du 31 janvier 1868.djvu/4

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Vous avez émis, monsieur, une étrange théorie qui inaugure une esthétique toute nouvelle. Vous prétendez que si un personnage de roman ne peut être mis au théâtre, ce personnage est monstrueux, impossible, en dehors du vrai. Je prends note de cette incroyable façon de juger deux genres de littérature si différents : le roman, cadre souple, s’élargissant pour toutes les vérités et toutes les audaces, et la pièce de théâtre qui vit surtout de conventions et de restrictions.

Certes non, on ne pourrait mettre Germinie Lacerteux sur les planches où gambade mademoiselle Schneider. Cette « cuisinière sordide », selon votre expression, effaroucherait le public qui se pâme devant les minauderies poissardes de la Grande-Duchesse. Oh ! le public de nos jours est un public intelligent, délicat et honnête : Molière l’ennuie ; il applaudit la musique de mirliton de MM. Offenbach et Hervé ; il encourage les niaiseries folles des parades modernes. Évidemment, ce public-là sifflerait Germinie Lacerteux, coupable d’avoir du sang et des nerfs comme tout le monde.

Et pourtant je jurerais qu’un faiseur se chargerait de la lui imposer. Il s’agirait simplement de transformer Germinie en une cuisinière délaissée par son sapeur, qui se lamente et va se faire périr. Au dénouement, pour ne pas troubler la digestion du public, le sapeur viendrait rendre la vie à sa payse. Thérésa serait superbe dans un pareil rôle, et l’on irait à la centième représentation, n’est-ce pas ?

Sans plaisanter davantage, monsieur, comment n’avez-vous pas compris que notre théâtre se meurt, que la scène française tend à devenir un tremplin pour les paillasses et les sauteuses ? Et vous voulez, avant d’accepter et d’admirer les personnages d’un roman, les faire rebondir sur ce tremplin et savoir s’ils exécutent la cabriole des poupées applaudies ! Mais ne voyez-vous pas qu’en France on ne va au théâtre que pour digérer en paix. Demandez aux auteurs dramatiques de quelque talent les rages qu’ils ont parfois contre ce public pudibond et borné, qui ne veut absolument que des pantins, qui refuse les vérités âpres de la vie. Nos foules demandent de beaux mensonges, des sen-