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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/231

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THÉODORE DE BANVILLE

naître de toutes pièces, avec la vitalité propre du genre. Le faire avec les morceaux d’un livre, c’est faire une œuvre bâtarde et qui n’est pas viable. Il faut voir, par exemple, ce qu’est devenu à la scène le coup de feu tiré sur Edmée par Jean de Mauprat et dont on accuse Bernard. Déjà, il y avait là une péripétie d'une vraisemblance douteuse ; mais, sur les planches, il est absolument inacceptable que Bernard ne se défende pas et que les personnages présents soient assez sots pour patauger dans une pareille aventure.



THÉODORE DE BANVILLE


I


M. Théodore de Banville est un poète exquis, avec lequel je ne commettrai pas la grossièreté de discuter. Il est si haut dans son ciel bleu, dans sa sérénité d’Olympien, que je me ferais un crime de vouloir le ramener à la prose. Non ! lorsqu’un écrivain vit, les yeux sur les étoiles, en pleine extase du rêve, il ne faut point l’éveiller, il devient sacré, même pour les révolutionnaires qui cassent à coups de marteau les vieilles idoles. Je salue le poète, et je le mets en dehors de mon combat, car ce qui se passe sur la terre ne le regarde plus.

Deïdamia, la comédie en trois actes que M. Théodore de Banville vient de faire jouer à l'Odéon, est la légende d’Achille à Scyros. Nous sommes chez les rois et chez les déesses. Thétis elle-même, encore toute trempée d’une écume d’argent, veille sur son Achille, qui dort dans un rayon de lune. Puis, elle lui persuade qu’il doit, pour échapper à sa destinée, se cacher chez le roi Lycomède, et elle l’habille en jeune vierge ; tandis que lui, honteux de ce déguisement, résiste et ne cède qu’en apercevant Deïdamia, une des cinquante filles du vieux roi. Et ces deux beaux enfants s'adorent, jusqu’au jour où Diomède et Ulysse débarquent à Scyros, à la recherche d’Achille, qui seul peut faire tomber les murs de Troie.

Ici, le drame se noue. Deïdamia ne veut pas laisser partir le héros. Elle et ses sœurs se serrent autour de lui, le font échapper aux discours de Diomède et aux ruses d’Ulysse. Mais ce dernier ayant feint une descente des Phrygiens dans l’île, Achille, dans un cri, se nomme et veut courir au combat. Alors, c’est Deïdamia elle-même qui envoie son époux à Troie, après lui avoir entendu peindre les deux destinées qui l’attendent, ou mourir jeune et glorieux, ou traîner une longue vieillesse de lâcheté.

Le poète se soucie bien du théâtre : Il l’exècre, cela est certain. Ce qu’il a au cœur, c’est le seul besoin de nous parler de ces temps héroïques, qu’il imagine si purs et si grands. Ressusciter les héros, faire défiler les profils hautains des jeunes princesses, éclairer ces figures de l'aube éclatante de la poésie, voilà l’unique ambition qui le tourmente. Il souhaite une frise du Parthénon, des attitudes nobles et des gestes rythmés. Pourvu que les personnages parlent la langue surhumaine des dieux, cela doit suffire à la beauté du spectacle. Et, vraiment, ce sont les dieux qui parlent, dans un langage prodigieux de clartés et d’images. Je ne connais pas de vers plus souples ni plus magnifiques.

Je fermais les yeux, l’autre soir, à l’Odéon. Alors, les voix semblaient venir d’en haut. Je pouvais croire que j’étais endormi, que ma fantaisie elle-même vagabondait dans mes souvenirs classiques. La mise en scène ne me dérangeait plus. Oui, vraiment, c’était l’Olympe qui ressuscitait, non pas l’Olympe dont on grelotte au collège, mais un Olympe tout ensoleillé, doré d’un reflet romantique, amusant comme une montagne ciselée par un orfèvre moderne. Il faut entendre la danse ivre des hémistiches, les césures imprévues faisant sauter les vers comme des chèvres au flanc d'un coteau grec. Cette imitation libre de l’antiquité doit donner des cauchemars à Boileau dans sa tombe. Ah ! la fine débauche, ah ! le beau rêve, pour des lettrés qui voient la Grèce à travers le lyrisme de 1830 !

Je dois dire cependant que, lorsque j’avais le malheur d’ouvrir les yeux, l’homme brutal reparaissait en moi. Je ne pouvais étouffer, dans mes entrailles de critique, le grossier naturaliste qui osait s’agiter. C’était la mise en scène qui me torturait. Lycomède, surtout, avec sa grande barbe blanche et son sceptre immense, me causait une véritable consternation. Est-ce que, vraiment, les petits rois des îles grecques se promenaient dans cet attirail ? La question est incongrue, je le sais ; mais, ce n’est point ma faute, je la subissais et j’en souffrais. Alors, malgré moi, par suite de mauvaises habitudes que j’ai prises, voilà qu’à la fin du spectacle je me suis cassé la tête, en me demandant comment l’épisode, s’il a jamais eu lieu, a dû se présenter dans la réalité.

Ma conviction absolue est que, si nous voulons nous faire une idée exacte de la Grèce à son berceau, il nous faut aller étudier les mœurs d’une peuplade de l’Océanie. Plus tard, la Grèce civilisée a été grande par les arts et par les lettres. Mais, au temps de Lycomède, les petits rois des îles grecques étaient certainement des chefs de bandits, vêtus d’une loque, vivant dans le pillage et dans les plus monstrueuses aventures. II suffit de visiter les lieux aujourd’hui, pour évoquer ces fameux temps héroïques, élargis par les poètes, des temps abominables de vols et de meurtres. Certes, ma surprise serait grande, si Lycomède et ses pareils n’avaient pas eu un sayon de poils sur l’épaule, des pieds sales et un couteau au poing pour assassiner les passants.

D’ailleurs, il faut lire Homère, en tenant