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LES QUATRE ÉVANGILES

Mais tous les quatre, arrêtés dans la boue gluante du chemin, se turent et saluèrent. Luc venait de voir s’avancer sur le trottoir, assis au fond d’une petite voiture qu’un domestique poussait, un vieux monsieur à la face large, aux grands traits réguliers, encadrés de longs cheveux blancs. Et il avait reconnu Jérôme Qurignon, monsieur Jérôme comme tout le pays l’appelait, le fils de Blaise Qurignon, l’ouvrier étireur, fondateur de l’Abîme. Très âgé, devenu paralytique, il se faisait ainsi promener, par tous les temps, sans une parole. Ce soir-là, comme il passait devant l’usine, pour rentrer chez sa fille, à la Guerdache, une propriété du voisinage, il avait d’un simple signe donné l’ordre au domestique de ralentir, et, de ses yeux restés clairs, vivants et profonds, il regardait longuement le monstre en travail, les ouvriers de jour qui sortaient et les ouvriers de nuit qui entraient, sous le louche crépuscule tombant du ciel livide, sali de la fuite éperdue des nuages. Puis, son regard s’arrêta sur la maison du directeur, une bâtisse carrée au milieu d’un jardin, qu’il avait lui-même fait construire quarante ans plus tôt, et où il avait régné en roi conquérant, gagnant des millions.

— Ce n’est pas monsieur Jérôme qui est embarrassé pour son vin de ce soir, avait repris Bourron en ricanant, à voix plus basse.

Ragu haussa les épaules.

— Vous savez que mon arrière-grand-père était le camarade du père de monsieur Jérôme. Deux ouvriers, parfaitement ! et qui étiraient ici le fer ensemble, et la fortune pouvait tout aussi bien venir à un Ragu qu’à un Qurignon. C’est la chance, quand ce n’est pas le vol.

— Tais-toi donc, murmura de nouveau Bourron, tu vas te faire arriver des histoires. 

La crânerie de Ragu tomba, et comme moniseur Jérôme, en passant devant le groupe, regardait les quatre