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TRAVAIL

hommes de ses grands yeux fixes et limpides, il salua de nouveau, avec le respect peureux de l’ouvrier qui veut bien crier contre le patron, mais qui a le long esclavage dans le sang, et qui tremble devant le dieu souverain, dont il attend toute vie. Lentement, le domestique poussait toujours la petite voiture, et monsieur Jérôme disparut, par la route noire conduisant à Beauclair.

— Bah ! conclut philosophiquement Fauchard, il n’est pas si heureux, dans sa roulante, et puis, s’il comprend encore, ça n’a pas été si drôle pour lui, les affaires qui se sont passées. Chacun a ses peines… Ah ! tonnerre de bon Dieu ! pourvu seulement que Natalie m’apporte mon vin ! 

Et il entra dans l’usine, emmenant le petit Fortunée, qui, l’air hébété, n’avait rien dit. Leurs épaules déjà lasses se perdirent dans l’ombre croissante, dont le flot noyait les bâtiments ; tandis que Ragu et Bourron se remettaient en marche, l’un débauchant l’autre, l’emmenant vers quelque cabaret de la ville. On pouvait bien boire un coup et rire un peu, après tant de misère.

Alors, Luc, qu’une curiosité apitoyée avait fait rester là, adossé au parapet du pont, vit Josine marcher de nouveau à petits pas chancelants, pour barrer la route à Ragu. Un instant, elle avait dû espérer qu’il prendrait le pont et rentrerait chez lui ; car c’était la route directe du vieux Beauclair, un amas sordide de masures où habitaient la plupart des ouvriers de l’Abîme. Mais, lorsqu’elle eut compris qu’il descendait vers le beau quartier, elle fut envahie par la certitude de ce qui allait arriver, le cabaret, la paye bue, la soirée passée encore à attendre, mourante de faim avec son petit frère, au vent aigre de la rue. Et la souffrance, la colère brusque lui donnèrent un tel courage, qu’elle vint se planter, elle si chétive et si lamentable, devant l’homme.

— Auguste, dit-elle, sois raisonnable, tu ne peux pas me laisser dehors.