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dernier bond sur l’homme qu’il traquait depuis le bas de la rue  ; et, de toute sa violence, sans qu’on pût savoir d’où venait cette frénésie de haine, il lui cracha au visage.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Luc était enfin en haut de la rue de Brias, et cette fois il chancela sous l’abominable outrage. On le vit blêmir affreusement, tandis que, dans une ruée involontaire de tout son corps, son poing valide se levait, terrible et vengeur. Il aurait d’un coup écrasé le petit homme, tel un nain misérable à côté d’un colosse glorieux. Mais Luc, en sa force, en sa beauté, eut le temps de se reprendre. Il n’abattit pas le poing. Seules, les deux grosses larmes ruisselèrent le long de ses joues, ces larmes d’infini chagrin qu’il avait eu le pouvoir jusque-là de retenir, mais qu’il était impuissant désormais à cacher, dans l’amertume dernière du fiel dont on l’abreuvait. Il pleurait sur tant d’ignorance, sur tant de malentendu, sur ce cher et triste peuple qui ne veut pas être sauvé. Et il y eut des ricanements, on le laissa rentrer chez lui, ensanglanté et solitaire.

Le soir, Luc s’enferma, voulut être seul dans le pavillon qu’il habitait toujours, au bout du petit parc, sur la route des Combettes. Le gain de son procès n’était point un succès qui pût l’illusionner. Ces immondes violences de l’après-midi, cette ruée de la foule contre lui disaient quelle guerre lui serait faite, maintenant que la ville entière se soulevait. C’étaient les convulsions suprêmes de la société mourante, et qui ne voulait pas mourir. Elle résistait furieusement, elle se débattait, avec l’espoir d’arrêter l’humanité en sa marche. Les uns, les autoritaires, mettaient leur salut dans une répression impitoyable  ; les autres, les sentimentaux, faisaient appel au passé, à la poésie du passé, à tout ce que l’homme pleure de quitter à jamais  ; d’autres, pris d’exaspération, se joignaient aux révolutionnaires, comme dans la hâte d’en finir d’un