Page:Zola - Travail.djvu/453

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— Très possible, je commence même à le soupçonner, et la preuve en est le réveil de tout l’être, la parole qui semble lui revenir peu à peu.  »

À la suite de cette conversation, Suzanne resta en une sorte de douloureuse horreur. Elle ne pouvait plus s’attarder affectueusement dans la chambre du grand-père, assister ainsi à sa résurrection, sans ressentir un secret effroi. S’il avait tout vu, tout entendu, s’il avait tout compris, dans la rigidité muette où la paralysie l’enchaînait, quel terrible drame s’était passé au fond de son silence  ! Depuis plus de trente ans, il était comme le témoin impassible de la rapide déchéance de sa race, ses yeux clairs avaient vu se dérouler cette défaite des siens, une chute que le vertige de la possession accélérait de père en fils. Deux générations venaient de suffire pour brûler, au feu dévorateur de la jouissance, la fortune fondée par son père et par lui, et qu’il croyait si solide. Il avait vif son fils Michel, devenu veuf, se ruiner dans l’amour des femmes chères, se casser la tête d’un coup de pistolet, tandis que sa fille Laure, perdue de mysticisme, entrait au couvent, et que son autre fils Philippe, marié à une catin, était tué en duel, après une existence imbécile. Il avait vu son petit-fils Gustave, le fils de Michel, jeter celui-ci au suicide, en lui volant une maîtresse et les cent mille francs de ses échéances, à l’heure où son autre petit-fils, André, le fils de Philippe, échouait dans le cabanon d’une maison de santé. Il avait vu Boisgelin, le mari de sa petite-fille Suzanne racheter l’Abîme en péril, le confier à un cousin pauvre, Delaveau qui, après lui avoir rendu une courte prospérité, venait de le réduire en cendres, à demi effondré déjà, le soir où il avait découvert le poison destructeur, la trahison de sa femme Fernande et du bellâtre Boisgelin, s’affolant l’un l’autre d’un besoin éperdu de luxe et de plaisir, jusqu’à la destruction de tout ce qui les entourait. Il avait vu l’Abîme,