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échangé un regard avec Luc, également frémissant  ; et, tandis que Boisgelin, pris de malaise et de peur, affectait de s’attendre à quelque divagation de vieillard, elle demanda  :

«  Qu’entendez-vous nous dire, grand-père, et que faut-il donc que nous rendions  ?   »

La voix de M. Jérôme se faisait de plus en plus nette et aisée.

«  Tout, ma fille… Là-bas, il faut rendre l’Abîme. Ici, il faut rendre la Guerdache. À la Ferme, il faut rendre les terres… Il faut tout rendre, parce que rien ne doit être à nous, parce que tout doit être à tous.

— Mais, grand-père, expliquez-vous, à qui donc faut-il rendre  ?

— Je te le dis, ma fille… Il faut rendre à tous. Rien n’est à nous de ce que nous avons cru notre bien. Si ce bien nous a empoisonnés, nous a détruits, c’est qu’il était le bien des autres… Pour notre bonheur à nous, pour le bonheur de tous, il faut rendre, il faut rendre…  »

Et, alors, ce fut une scène d’une souveraine beauté, d’une grandeur incomparable. Il ne trouvait pas toujours les mots, mais le geste achevait la pensée. Lentement, au milieu du silence sacré que gardaient ceux qui l’écoutaient, il arrivait quand même à se faire entendre. Il avait tout vu, tout entendu, tout compris  ; et comme Suzanne l’avait senti venir avec une angoisse frissonnante, c’était tout le passé qui revenait, toute la vérité du passé terrible qui coulait en un flot débordant, de ce témoin si longtemps muet, impassible, muré dans sa prison de chair. Il semblait n’avoir survécu à tant de désastres, à toute une famille d’heureux et foudroyés, que pour en tirer le grand exemple. Au jour du réveil, avant d’entrer dans la mort, il déroulait son long supplice d’homme qui, après avoir cru en sa race, installée dans l’empire fondé par lui, avait assez duré pour voir la race et l’empire emportés,