Page:Zola - Travail.djvu/539

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au travers des ateliers et des magasins, sans craindre un malheur, quelque douloureuse catastrophe.  »

Depuis longtemps, il éprouvait ce malaise, et l’occasion seule lui donnait le courage de l’avouer à Suzanne. Rien ne lui était plus pénible que le spectacle de ce vieillard éperdu, retombé en enfance promenant sa folie de paresse et de luxe, parmi son petit peuplé en marche. Quand il le rencontrait, tel qu’une protestation dernière du passé, il le suivait des yeux, il emportait l’inquiétude de ce détraqué, fantôme errant de la société morte.

Mais Suzanne s’efforça de le rassurer.

«  Il est inoffensif, je vous le jure. Moi, je tremble uniquement pour lui, car il est des heures où je le vois si sombre, si misérable avec tout cet argent dont il est accablé, que je redoute de sa part un brusque besoin d’en finir. Seulement, comment aurais-je la force de l’enfermer  ? Il n’est heureux que dehors, ce serait une cruauté inutile, du moment où il n’adresse même jamais la parole à personne, sauvage et craintif comme un enfant qui fait l’école buissonnière.  »

Les larmes qu’elle contenait se mirent à couler.

«  Ah  ! le malheureux, j’ai beaucoup souffert par lui, mais il ne m’avait pas encore fait tant de peine  !   »

Puis, quand elle sut que Luc se rendait aux écoles, elle voulut l’accompagner. Le grand âge était venu pour elle aussi, elle avait soixante-huit ans déjà, mais elle était restée saine, légère, très active, ayant le besoin de s’intéresser aux autres, de se dépenser en bonnes œuvres. Et, depuis qu’elle habitait la Crêcherie, depuis que son fils Paul, marié, père de plusieurs enfants, ne l’occupait plus, elle s’était créé une famille élargie, en se faisant institutrice, maîtresse de solfège et de chant pour la classe primaire, les tout-petits. Cela l’aidait à vivre heureuse, la ravissait d’éveiller la musique dans ces âmes pures, où chantait l’enfance. Elle était bonne musicienne,