Page:Zola - Travail.djvu/607

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sommes à la table de grand-mère Morfain. Mais, au dessert, nous voisinerons.  »

Ragu remonta dans la voiturette, sans dire une parole. Il avait visité la maison en silence, il s’était arrêté un instant devant le petit moteur électrique. Et il réussit encore à secouer l’émotion dont il venait d’être pris, au milieu de tant d’aisance et de bonheur manifeste.

«  Voyons, est-ce que c’est des maisons de bourgeois cossus et heureux, ces maisons où, dans la plus grande pièce, il y a une machine  ? … J’accorde que vos ouvriers sont mieux logés, ont plus d’agrément, depuis le jour où la misère a disparu. Mais ce sont toujours des ouvriers, des mercenaires condamnés au travail. Autrefois, il y avait au moins quelques heureux, les privilégiés qui ne fichaient rien, et tout votre progrès consiste à ce que le peuple entier s’abrutisse sous l’esclavage commun.  »

Bonnaire haussa doucement les épaules, à ce cri désolé d’un dévot de la paresse, dont le culte s’effondrait.

«  Il faudrait s’entendre, mon brave, sur ce que tu appelles l’esclavage. Si respirer, manger, dormir, vivre enfin, est un esclavage, le travail en est un. Puisque tu vis, il faut bien que tu travailles, car tu ne saurais vivre une heure sans travailler.. Mais nous causerons de cela. En attendant, nous allons rentrer déjeuner puis nous passerons l’après-midi à visiter les ateliers et les magasins.  »

Après leur déjeuner, en effet, la course recommença, à pied cette fois, d’un pas de promenade. Ils traversèrent l’usine entière, toutes les halles ensoleillées, où l’acier et les cuivres des nouvelles machines luisaient comme des joyaux. Et ce jour-là, les travailleurs étaient venus, des bandes de jeunes hommes et de jeunes filles pour enguirlander ces machines de verdures et de roses. N’étaient-elles pas de la fête  ? On fêtait le travail, il fallait bien les fêter elles aussi, ces puissantes ouvrières,