Page:Zola - Travail.djvu/614

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Bonnaire, qui avait gardé la main du potier, la serrait, la secouait affectueusement.

«  Oui, oui, Lange, nous avions tort de ne pas nous entendre, c’est peut-être ce qui nous empêchait d’avancer. Ou plutôt, nous avions tous raison, puisque à présent nous voilà la main dans la main, en reconnaissant qu’au fond nous voulions tous la même chose.

— Et, reprit Lange, si les choses ne vont pas encore comme l’absolue justice l’exigerait, si toute la liberté, tout l’amour restent à venir, il faut s’en remettre à ces gamins et à ces gamines pour continuer l’œuvre et l’achever un jour… Vous entendez, mes petits poulets, mes petits agneaux, aimez-vous bien  !   »

Les cris et les rires recommençaient, lorsque, brutalement, Ragu intervint de nouveau.

«  Et ta Nu-Pieds, dis donc, l’anarchiste manqué, tu en as fait ta femme  ?   »

Des larmes soudaines parurent dans les yeux de Lange. Il y avait près de vingt ans déjà, la grande et belle fille, ramassée par bonté sur une route, et qui l’adorait en esclave, était morte entre ses bras, victime d’un affreux accident, resté fort obscur. Il racontait l’explosion d’un de ses fours, la porte de fonte descellée lancée avec violence, trouant la Nu-Pieds en pleine poitrine. Mais la vérité était certainement tout autre  : elle l’aidait dans ses expériences d’explosifs, elle devait avoir été foudroyée, pendant des essais pour charger les fameuses petites marmites, dont il parlait si complaisamment, et qu’il devait aller déposer à la mairie, à la sous-préfecture, au tribunal, partout où se trouvait une autorité à détruire. Pendant des mois, pendant des années, son cœur avait saigné de cette perte tragique, et, aujourd’hui encore parmi tant de bonheur réalisé, il pleurait cette amoureuse si passionnée et si douce, qui, pour l’aumône attendrie