Page:Zola - Travail.djvu/615

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

d’un morceau de pain, lui avait fait à jamais le royal cadeau de sa beauté.

Lange s’avança rudement vers Rage.

«  Tu es un méchant, pourquoi me retournes-tu le cœur  ? … Qui es-tu  ? D’où reviens-tu  ? Ne sais-tu pas que ma chère femme est morte et que, tous les soirs encore, je lui demande pardon, en m’accusant de l’avoir tuée  ? Si je ne suis pas devenu un mauvais homme, je le dois à son tendre souvenir, car elle est toujours là, elle est ma bonne conseillère… Mais toi, tu es un méchant, je ne veux pas te reconnaître, je ne veux pas savoir ton nom. Va-t’en, va-t’en de chez nous  !   » Il était superbe de violence douloureuse. En lui, sous l’enveloppe mal dégrossie, le poète, qui autrefois éclatait en imaginations vengeresses, d’une grandeur noire, s’était attendri, le cœur trempé d’une bonté frissonnante, immense, maintenant.

«  L’as-tu donc reconnu  ? demanda Bonnaire inquiet. Qui donc est-il, dis-le-moi  ?

— Je ne veux pas le reconnaître, répéta Lange avec plus de force. Je ne dirai rien, qu’il s’en aille, qu’il s’en aille tout de suite  ! … Il n’est pas fait pour chez nous.  »

Et Bonnaire, persuadé que le potier avait reconnu l’homme, emmena ce dernier doucement, désireux d’éviter une explication pénible. D’ailleurs, Ragu, sans s’attarder à la querelle, le suivit en silence. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait, le frappait au cœur, l’emplissait d’un regret amer, d’une envie sans bornes. Et il commençait à chanceler, sous cette félicité conquise, dont il n’était pas, dont il ne serait jamais.

Mais ce fut le soir surtout que le spectacle de Beauclair en fête le bouleversa. Ce premier jour de l’été, un usage avait prévalu, chaque famille dressait sa table au seuil de la maison, dînait dehors, dans la rue, sous les yeux des passants. C’était comme une communion fraternelle de la Cité entière,