Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XL

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Plon-Nourrit et Cie (p. 183-186).

L’USINE BRITANNIQUE


5 octobre 1904.

Les adversaires de l’éducation anglaise ont mené grand tapage autour d’une communication faite récemment par l’évêque de Hereford à un congrès scientifique d’outre-Manche. Les conclusions en étaient, paraît-il, fort sévères. L’évêque dénonçait la grande pauvreté des résultats intellectuels atteints par les public schools d’Angleterre et concluait à la nécessité d’une réfection totale du système en vigueur. Ceci demanderait confirmation. L’évêque de Hereford, si je ne m’abuse, n’est autre que le docteur Percival, ex-headmaster du collège de Rugby où il occupa dignement le poste à jamais illustré par le génie de Thomas Arnold. Je me souviens, pendant un de mes séjours à Rugby, de m’être assis à ses tables : à celle où, chaque matin, il s’entourait des élèves de la maison principale et à celle où, le soir, il se retrouvait seul avec les siens dans la paix de ce home familial qui fut celui d’Arnold. Le docteur Percival me semblait très moderne ; il ne l’est plus autant puisque sa ténacité libérale a résisté aux séductions impérialistes qui ont conquis peu à peu l’Angleterre et le monde. Dès alors, il jugeait suranné et insuffisant l’enseignement des public schools. Et, comme aucune réforme sérieuse n’a encore été réalisée de ce chef, son opinion doit être demeurée la même. Mais comment aurait-il partagé la naïve erreur des publicistes continentaux, qui ramènent la question à deux termes et en donnent ce résumé simpliste : Trop de muscles, pas assez de cerveau ?

Le public school tel que le trouva Arnold n’était qu’un chaos : Arnold en fit une usine. Une usine de force musculaire ?… non pas ; mais une usine de force sociale. Toute l’œuvre du grand pédagogue et ce par quoi il devint l’un des premiers créateurs de la puissance anglo-saxonne, c’est ceci : il constitua le collège à l’image de la société et fît de la vie scolaire le premier chapitre de la vie sociale.

L’idée en avait hanté d’autres avant lui ; quelques tentatives étaient même intervenues que leur insuccès a fait sombrer dans l’oubli. Mais la société scolaire ainsi ébauchée était toujours une société idéale où régnait l’équité, où dominait l’esprit de justice. Nul n’avait osé ni même pensé qu’on pût oser ce que fit Arnold : introduire de plain-pied parmi les adolescents qui vont devenir des hommes tous les rouages sociaux caractéristiques du temps présent, tous ceux dont se servent les hommes ou qui les actionnent : l’élection et l’association, la presse et la parole publique, l’antagonisme et la solidarité, la notion du devoir civique et celle de l’intérêt individuel, — avec le cortège de qualités et de défauts que comporte le jeu de ces forces contraires, avec l’exagération inévitable qu’il introduit dans les succès comme dans les déboires. Certes, Arnold cherchait à doser le mélange et, de plus, il veillait, toujours prêt à secourir les jeunes consciences qui se formaient dans cette bataille ; mais d’avoir exigé qu’elles affrontassent de tels périls ne constituait-il pas une recette pédagogique qui dépasse de beaucoup par sa hardiesse toutes celles que le monde a jamais appliquées ? Et si l’on ajoute que ce clergyman d’une piété si pure et si haute imposait autour de lui une tolérance religieuse absolue, n’admettant point par exemple que ses élèves fissent leur première communion autrement que par un acte réfléchi de leur volonté nettement exprimée, on conviendra qu’un tel éducateur ne ressemble à nul autre et qu’il faut y regarder à deux fois avant de condamner ses doctrines et d’entamer son ouvrage.

Ce ne sera pas l’entamer que de modifier les programmes. Ils sont, comme le disait le docteur Percival, surannés et insuffisants, — plus insuffisants que surannés. Qu’on prenne garde seulement, en histoire ou en littérature, de substituer la desséchante abondance du manuel à l’analyse raisonnée et personnelle d’un auteur. L’adolescent qui a lu et annoté Tocqueville n’en sait-il pas plus sur les États-Unis d’hier que celui duquel on réclame le défilé des présidences avec leurs dates ou des traités commerciaux avec leurs clauses principales ? Et puisse-t-on épargner encore cette forte culture qui permet à tel homme politique anglais de se distraire de ses labeurs en lisant Plutarque et Homère dans le texte — et à tel autre de se consoler des attaques de ses adversaires en traduisant Ronsard en vers latins ! Non, tout n’est pas à bouleverser dans l’enseignement actuel…

Ce ne serait pas davantage entamer l’œuvre d’Arnold que de réduire la part des exercices physiques. Il les prisait fort et, d’ailleurs, en avait fait un des centres de cette activité sociale qu’il visait à développer par tous les moyens. N’est-il pas naturel que le gouvernement de leurs jeux soit le premier que l’on abandonne aux collégiens puisque c’est le seul qu’on puisse leur abandonner presque sans restriction ? Porter atteinte à cette liberté serait néfaste mais il est superflu qu’elle s’exerce avec une pareille latitude. Trois après-midi de sport par semaine (en dehors du dimanche qui ne compte point chez nos voisins) engendreraient un fâcheux surmenage si beaucoup de flânerie et de temps perdu n’en venait neutraliser l’effet. Des abus certains existent ; rien de plus aisé et de plus utile que d’y mettre fin promptement. La part du travail intellectuel se trouvera, de ce simple fait, décemment accrue.

Reste le nœud du système. Restent les Debating Clubs, les jeunes gazettes, les réunions de comités, les fondations de sociétés, les fêtes littéraires. Reste la Fire Brigade dont les pompiers novices ne sont pas les derniers à porter secours en cas de sinistre. Restent les délégations qui s’en vont représenter le collège dans les cérémonies publiques et les compagnies de volontaires qui l’associent à la défense nationale. Reste le « camp », cette colonie de vacances qui, organisée et dirigée par les élèves, procure aux enfants pauvres dont ils prennent la charge quinze jours d’air pur et de vie heureuse. Je plaindrais fort l’Anglais assez aveugle pour ne pas comprendre que de telles institutions ne sont pas seulement la gloire de sa pédagogie mais forment l’une des assises de sa prospérité. Où trouver l’équivalent de toutes les leçons de choses précises et pratiques qu’elles comportent ? quel est le problème de mathématiques, quelles sont les connaissances de métier qui renferment une pareille dose d’humanisme et autorisent un pareil apprentissage de la liberté ?

Personne, en Angleterre — parmi ceux dont l’avis compte — n’aspire à détruire cela. Personne ne souhaite d’emprunter au continent ses prisons scolaires, sa discipline arbitraire, ses méthodes de méfiance et d’espionnage. Quand nos voisins parlent de réformes pédagogiques, ce n’est pas à celles-là qu’ils songent. Cette portion de l’édifice est à l’abri, voilà l’important. Qu’on modifie l’enseignement, qu’on restreigne le sport, — l’éducation sociale demeurera intacte et l’adolescent continuera d’être préservé de toute possibilité d’entraînement utopique. Or, si l’on y regarde de près, c’est là le principal ressort de la « supériorité anglo-saxonne ». L’usine britannique, en préparant directement l’adolescent aux réalités de l’existence virile, tue dans l’œuf le germe déplorable dont nos collèges sont les couveuses : l’utopie.