Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 69-73).

L’INCERTITUDE MAGYARE


2 juillet 1903.

La grande difficulté que l’on éprouve à juger des choses de la Hongrie, c’est qu’on risque également de se tromper en les regardant d’ensemble ou en se penchant sur elles. Vues de haut, elles ont de la ligne et de la couleur. Le tableau qu’elles forment est clair, simple, d’une belle ordonnance ; l’esprit satisfait l’accepte et s’y repose. Mais cette sécurité s’évanouit dès que s’est révélé un de ces détails troublants qui jaillissent bientôt en assez grand nombre pour changer le paysage harmonieux en une mosaïque incohérente.

Au milieu de cet empire de François-Joseph aux reliefs mal ordonnés, aux contours ébréchés, aux divisions artificielles et multiples, l’atlas nous fait voir un grand pays compact formé de plaines copieusement arrosées et cerclées de montagnes, — quelque chose comme une gigantesque esplanade bien approvisionnée et bien défendue, ne craignant ni les sièges ni les surprises. Il semble que ce doive être là le robuste noyau de la puissance impériale, la région mère où loger la capitale, où centraliser les ressources matérielles et morales. L’aspect historique répond à l’aspect géographique ; une même impression d’unité s’en dégage. Depuis les jours lointains où les Magyars d’Arpad se fixèrent sur la pusta, où le roi Étienne les initia au christianisme, où André II leur donna cette fameuse « Bulle d’or » qui, codifiée en 1231 par la Diète, devint la Constitution hongroise, — la race vaillante et souple aux mystérieuses origines a poursuivi son développement logique. Avec une égale vaillance, elle a défendu la chrétienté contre les Turcs et lutté pour la sauvegarde de ses libertés. Groupée autour du trône en péril de « son roi Marie-Thérèse » ou révoltée contre les entreprises d’un Léopold Ier ou d’un Joseph ii, elle a donné successivement l’exemple d’une intelligente abnégation et d’un héroïsme patriotique, et l’on ne sait qu’admirer le plus de l’élan avec lequel, il y a cinquante ans, elle répondit à l’appel du noble Kossuth ou de la sagesse qui l’amena peu après à se laisser conduire par l’ingénieux François Deak. Les voilà bien ces hommes dont on a pu dire (Asseline, Histoire de l’Autriche) qu’ils étaient « fougueux comme des cavaliers d’Attila et subtils comme des légistes de Byzance » ! Les voilà bien ces magnats confectionnés « avec la moitié d’un lord anglais et la moitié d’un émir oriental » ! D’où pourraient venir aujourd’hui à une telle race l’incertitude et l’effroi à propos d’un avenir qu’ont assuré tout à tour la force du poing et celle de la volonté, l’effort des muscles et celui de la pensée ?…

Examinez maintenant à la loupe une carte ethnographique et, laissant de côté les belles allées centrales de l’histoire, enfoncez-vous dans les fourrés où s’entre-croisent les sentiers confus tracés par les savants et les chercheurs. L’homogénéité rassurante s’efface graduellement. Nulle part les Magyars ne semblent les maîtres : sur leur propre territoire, Allemands, Slovaques, Ruthènes, Slovènes, Roumains, Serbes, Croates les enserrent et les pénètrent. Les uns occupent les frontières, les autres ont planté des colonies prospères en plein centre du pays. Et ce ne sont point des fils soumis ; ils veulent des privilèges ; ils réclament en faveur de leur langage, de leurs écoles, de leurs Églises, car la diversité des cultes n’est pas moindre que celles des races : il y a là des grecs-orthodoxes, des grecs-unis, des catholiques romains, des calvinistes, des luthériens, des unitariens. Cette situation n’est pas nouvelle ; elle emplit les siècles. Bien anciennes, les velléités d’indépendance de la Diète d’Agram envers celle de Presbourg, la résistance têtue des Serbes à l’administration magyare et les colères périodiques des Roumains et des Saxons de Transylvanie ! Bien anciennes les querelles philologiques et les disputes religieuses !

Ce n’est pas tout. La puissance magyare elle-même a été souvent vaincue, annihilée ; elle a subi de nombreuses et très longues éclipses. Elle s’est vu imposer d’inquiétants vasselages, a dû quêter des souverains au dehors et languir sous des codes étrangers. Des périodes entières ont passé sans que la Diète ait été convoquée ni qu’aient pu se réunir ces fameux « comitats », sortes de conseils municipaux créés dès la fin du onzième siècle par Béla Ier et qui furent le berceau de la liberté hongroise. Ainsi il n’est que juste de dire que peu de races ont rencontré sur leur route plus d’obstacles formidables et affronté plus de déboires.

Or tout cela se passait en un temps où les adversaires de la Hongrie, Slaves ou Germains, se trouvaient isolés et divisés ; ils achèvent aujourd’hui de se grouper en deux masses énormes. Certes, le panslavisme, en tant que système de gouvernement, est une utopie ; jamais des peuples dont les origines diffèrent autant que les intérêts, ne consentiraient à abdiquer leur indépendance entre les mains de l’un d’eux ; et telle serait, forcément, l’union slave présidée par la Russie. Mais rappelez-vous la boutade de Mgr Strossmayer. « Plutôt Russes que Magyars ! » s’écria naguère le Lavigerie croate ; cette parole donne à penser que contre la Hongrie les Slaves pourraient bien quelque jour se trouver momentanément unis.

En cette occurrence, l’Allemagne offrirait volontiers son concours, et il y a encore dix ans on l’eût accepté à Budapest sans arrière-pensée. Aujourd’hui un certain malaise se répand à l’idée d’avoir à s’appuyer sur le glaive germanique. C’est que des incidents ont eu lieu dont il serait également imprudent de s’exagérer l’importance et de négliger tout à fait l’avertissement. Certains des groupes teutons coagulés sur la terre hongroise ont affiché tout à coup, avec une intensité singulière, des sentiments nouveaux ; ils ont paru se considérer comme les avant-postes orientaux de la Germania, comme les éclaireurs de sa marche prochaine vers l’Est. L’écho de leurs prétentions est venu se répercuter à Berlin où il a été reçu avec un embarras visible et désavoué d’une façon pleine de réticences. Il n’est pas bien certain que ces colons très zélés se soient montrés en cette circonstance bien habiles à faire le jeu de leur patrie, mais l’empire allemand peut-il blâmer des Allemands qui se réclament de sa force et de son prestige ?

Ce n’est donc pas assez du péril slave, il y a encore le péril allemand. L’un et l’autre subsistent et, loin de s’affaiblir, paraissent s’aggraver ; car, d’un bout à l’autre de son histoire, le peuple magyar, pour résister et conquérir, s’était appuyé sur les divisions perpétuelles de ses adversaires et sur leurs querelles intestines : divisions des Slaves, opprimés par les Ottomans retardataires, ignorants de leurs propres forces et se déchirant entre eux ; divisions des Impériaux sans cesse aux prises avec les difficultés provenant de la constitution même du Saint-Empire et de ses intérêts contradictoires. Grâce à cela, les Magyars purent imposer leur nationalité et s’annexer un territoire bien plus vaste, et exercer une influence bien plus considérable que ne le comportaient leur nombre et leur richesse. Ces avantages péniblement acquis, il s’agit maintenant de les conserver. Pour cela le jeu de bascule serait un procédé de mince valeur et de dangereuses conséquences. Il faudra de toute évidence chercher à droite ou à gauche un appui ferme et s’y tenir.

Rien d’étonnant qu’une si grave alternative pèse sur les moindres aspects de la vie politique hongroise. C’est, en somme, tout l’avenir national qui est en jeu, l’avenir d’une race bien décidée à ne rien aliéner de son patrimoine, à ne rien laisser slaviser ni germaniser autour d’elle, et que pourtant les circonstances obligent à se créer d’un côté ou de l’autre une amitié nécessaire. De là ces préoccupations qui, vues d’Occident, paraissent inutilement complexes, ces revendications qui semblent maladroitement intransigeantes, ce souci de rendre l’armée plus exclusivement nationale, de faire prédominer la langue magyare sur ses rivales ; de là ce classement incohérent des hommes et des partis, ce chassé-croisé d’influences électorales et de combinaisons parlementaires qui déroutent l’étranger et l’empêchent de s’intéresser aux évolutions de la politique hongroise. En réalité, il n’y a là-bas qu’une seule et suprême question, à laquelle tout le monde pense et dont personne ne parle : se tournera-t-on du côté des Slaves ou du côté des Allemands ? Et comme, de toutes façons, il faudra participer au grand duel immanquable, on ne saurait trop examiner le pour et le contre de chaque solution, afin de décider comment le mieux affronter. — Au fond de son tombeau, Mathias Corvin lui-même se retourne perplexe…