Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXVII

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 170-174).

L’ANGLETERRE NOUVELLE


28 juillet 1904.

Dans son Histoire politique de l’Europe contemporaine qui a paru, si je ne me trompe, aux environs de 1899, M. Seignobos n’a pas craint de proclamer que le parlementarisme anglais était en train d’« évoluer vers le régime de la Convention, une république gouvernée par une assemblée élue démocratiquement » et il gourmande Taine, lui reprochant de n’avoir pas fait vingt ans plus tôt la même découverte. En évoquant l’image d’un tel avenir, M. Seignobos s’est laissé entraîner par ses sympathies révolutionnaires et par le désir de voir l’Angleterre suivre à son tour les voies dans lesquelles s’égara naguère le jacobinisme français. Il est certain toutefois que la logique lui donnait raison en quelque manière car le mouvement qui a pris naissance sous George III, lorsque l’Angleterre, sortie de vingt années de guerres incessantes contre la France, eut éprouvé la nécessité de se réformer elle-même, — ce mouvement paraissait devoir aboutir au despotisme incontesté d’une Chambre unique. Les Communes avaient, pour y prétendre, des traditions respectables. N’était-il pas admis, dès longtemps, que « le Parlement d’Angleterre peut tout, hormis changer une femme en homme » ? Le proverbe populaire, il est vrai, associait par l’expression abrégée de Parlement la Chambre haute avec la Chambre basse. Mais les jours de la première semblaient comptés. Après avoir amené peu à peu le souverain, sous la pression de l’opinion publique, à laisser tomber en désuétude la plupart de ses prérogatives gouvernementales, les Communes étaient sur le point de s’attaquer aux privilèges des lords. Que le repas se fit en une bouchée ou que les convives s’attardassent à en déguster le menu délicat, la fin finale serait identique. Ainsi pouvait-on raisonner à l’heure où précisément Taine étudiait les assises de l’édifice britannique. Grande apparaît sa clairvoyance de s’en être abstenu. L’illustre écrivain comprenait combien la logique est un guide peu sûr dès qu’il s’agit d’un pays où le conflit permanent et violent des intérêts et des sentiments se résout en alternatives inattendues et en contrastes perpétuels. Les choses, en effet, ont tourné à l’opposé de ce qu’on croyait.

Les Anglais sont loin du jour où George iv, usant pour la dernière fois d’un droit séculaire, fit choix de Peel et de Wellington pour former un ministère à son gré ; leur souverain d’aujourd’hui vient précisément d’accomplir un acte personnel qui mesure nettement le chemin parcouru : il est allé à Kiel, y a prononcé un discours dont il serait tout à fait puéril de dénier l’importance politique — et cette visite a été suivie de la signature d’un traité d’arbitrage marquant à tout le moins la résolution de ne laisser monopoliser par aucune nation continentale les faveurs de l’Angleterre. L’avenir établira si, en prenant une pareille initiative, le roi Édouard n’a pas montré une très sage compréhension des intérêts supérieurs dont il a la garde ; en tous cas, il l’a prise, cette initiative, au rebours des indications que lui donnait son peuple ; et ce n’est un secret pour personne que, jusque dans les rangs des gouvernants et dans l’entourage même du trône, sa démarche a déplu ; personne pourtant n’a osé rien dire.

La restauration du pouvoir royal dans le domaine politique n’est pas l’œuvre directe du roi actuel ; il sait admirablement en tirer parti mais il en a trouvé les éléments dans l’héritage maternel. Sur la fin de sa vie, la reine Victoria avait conscience de son influence grandissante et elle s’en servait avec cette discrétion prudente dont elle poussa la pratique jusqu’à l’ultime perfection, on pourrait dire jusqu’aux frontières du génie. Elle était elle-même une des causes profondes d’un tel changement. La belle unité d’un si long règne, la noblesse d’un si grand caractère, l’éclat incomparable de deux jubilés sans précédents dans l’histoire, tout cela devait contribuer au prestige du principe de souveraineté, fortifié d’ailleurs, dans le monde entier, par la robuste apparition du césarisme germanique.

L’incident de Kiel dont je parlais tout à l’heure est doublement symptomatique car il attire l’attention sur une seconde transformation qui s’est opérée chez nos voisins. Après s’être renfermés si longtemps dans leur « splendide isolement », ils semblent avoir découvert tout à coup la valeur des amitiés internationales. À y réfléchir, la chose n’a rien d’extraordinaire. En effet ce que l’Angleterre a le plus passionnément désiré depuis quinze ans se trouve désormais réalisé : sa domination est établie dans l’Afrique du Sud ; elle entrevoit la fin de ses ennuis à Terre-Neuve ; les entraves que son administration subissait en Égypte ont disparu ; enfin, les progrès de la Russie en Asie se trouvent sinon supprimés, du moins ralentis, — et cela au moment où ils devenaient le plus redoutables.

Aucun de ces résultats n’avait pu être atteint ni même préparé par le système de l’isolement ; au contraire il a suffi que l’Angleterre y renonçât pour que tout lui devînt facile et que les destins s’accomplissent au gré de ses ambitions. Jamais le succès rapide d’une méthode n’a mieux mis en relief la stérilité de la méthode inverse. Une pareille leçon de choses ne pouvait manquer d’agir sur l’esprit des Anglais. Le souvenir du péril couru pendant la guerre du Transvaal, alors qu’il eût été si aisé à des gouvernements malintentionnés de profiter des embarras de l’Angleterre pour se procurer à son détriment des avantages certains, a agi dans le même sens. Voilà le secret du sourire amène que recueillent les étrangers, principalement les Français, mais non pas eux seuls. On les écoute, on les louange, on cite leurs paroles, on s’inspire de leurs exemples, on leur découvre une quantité de talents ; ils ne furent jamais à pareille fête.

L’Angleterre est-elle donc entrée définitivement dans le cercle des grandes puissances européennes, décidée à y nouer des alliances, à y suivre une politique fixe, à s’y lier par les mille attaches d’une collaboration régulière ? Cela se répète couramment au dehors et beaucoup d’Anglais eux-mêmes s’en montrent convaincus. Le fait aurait, bien entendu, une importance capitale non pas seulement parce qu’il dérangerait le jeu des combinaisons continentales tel que l’Europe s’est accoutumée à le pratiquer, mais parce qu’il introduirait dans ces combinaisons un élément nouveau. La configuration de ses domaines autant que sa constitution sociale ont donné au peuple anglais une conception de la civilisation et de la morale très différente de celle qu’en ont les autres peuples.

Je crois qu’il serait imprudent de compter sur la permanence de l’action internationale de l’Angleterre, par la raison que celle-ci n’est pas libre ; sa politique extérieure dépend de ses intérêts impériaux ; il lui est impossible de renier son rôle, de renoncer à la direction de l’empire ; s’y soustraire, ce serait abdiquer et le poste abandonné par elle serait aussitôt occupé par les États-Unis. Des circonstances peuvent se rencontrer — c’est le cas en ce moment — qui favorisent les tendances nouvelles des Anglais à se mêler plus intimement à la vie des autres nations mais cet état de choses reste soumis aux fluctuations des exigences impériales.

La même observation ne s’applique pas à l’évolution des formes du pouvoir, précisément parce que cette évolution s’opère en conformité de ce que réclament le développement et la sécurité de tout l’empire. L’importance de la Chambre des Communes diminue à mesure que grandit celle des Chambres coloniales ; les pouvoirs des premiers ministres australien, canadien ou sud-africain sont pris sur ceux du Premier d’Angleterre. Seul le souverain voit s’accroître la puissance dont il est dépositaire et se préciser l’idée dont il est le représentant obligatoire. Jamais des populations lointaines ne se laisseront gouverner par une assemblée métropolitaine mais tout empire veut un empereur ; ici, c’est l’empire qui a créé l’empereur.

Ainsi, l’Angleterre nouvelle est une monarchie qui va s’accentuant mais dont le rôle cosmopolite demeurera restreint : elle est monarchique par obligation et ne sera cosmopolite que par occasion.