Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/26

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Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 340-344).

Comment Pantagruel et ses compaignons estoient fachez de manger de la chair salée, et comme Carpalim alla chasser pour avoir de la venaison.

Chapitre XXVI.



Ainsi comme ilz bancquetoyent, Carpalim dist :

Et, ventre sainct Quenet, ne mangerons nous jamais de venaison ? Ceste chair sallée me altere tout. Je vous voys apporter icy une cuysse de ces chevaulx que avons faict brusler ; elle sera assez bien rostie.

Tout ainsi qu’il se levoit pour ce faire, apperceut à l’orée du boys un beau grand chevreul qui estoit yssu du fort, voyant le feu de Panurge, à mon advis. Incontinent courut après de telle roiddeur qu’il sembloit que feust un carreau d’arbaleste et l’attrapa en un moment, et en courant print de ses mains en l’air :

Quatre grandes otardes,
Sept bitars,
Vingt et six perdrys grises,
Trente et deux rouges,
Seize faisans,
Neuf beccasses,
Dix & neuf Hérons.
Trente & deux Pigeons ramiers.
Et tua de ses pieds dix ou douze que Leuraulx que Lapins qui ia estoyent hors de page.
Dixhuyt Rasles parez ensemble.
Quinze sanglerons.
Deux Blereaux.
Troys grands Renards.

Frappant doncques le Cheureul de son Malcus à trauers la teste le tua, & l’apportant recueillit ses Leuraulx, Rasles & Sanglerons. Et de tant loing que peust estre ouy, s’escria, disant. Panurge, mon amy, vinaigre, vinaigre. Dont pensoit le bon Pantagruel, que le cueur luy fist mal, & commanda qu’on luy apprestast du vinaigre. Mais Panurge entendit bien, qu’il y auoit Leurault au croc, de faict monstra au noble Pantagruel comment il portoit à son col un beau cheureul, & toute sa ceincture brodee de leuraulx. Soubdain Epistemon fist au nom des neuf Muses neuf belles broches de boys à l’anticque : Eusthenes aydoit à escorcher. Et Panurge mist deux selles d’armes des cheualiers en tel ordre qu’elles seruirent de landiers, & firent roustisseur leur prisonnier, & au feu ou brusloyent les cheualiers, firent roustir leur venaison. Et après, grand chere à force vinaigre, au diable l’un qui se faignoit, c’estoit triumphe de les veoir bauffrer. Lors dist Pantagruel, Pleust à dieu que chascun de vous eust deux paires de sonnettes de Sacre au menton, & que ie eusse au mien les grosses horologes de Renes, de Poictiers, de Tours, & de Cambray, pour veoir l’aubade que nous donnerions au remuement de noz badigoinces. Mais, dist Panurge, il vault mieulx penser de nostre affaire un peu, et par quel moyen nous pourrons venir au dessus de noz ennemys. C’est bien advisé, dist Pantagruel. Pour tant demanda à leur prisonnier : Mon amy, dys nous icy la vérité, et ne nous mens en rien, si tu ne veulx estre escorché tout vif, car c’est moy qui mange les petiz enfans. Conte nous entierement l’ordre, le nombre et la forteresse de l’armée.

À quoi respondit le prisonnier : Seigneur, sachez pour la verité que en l’armée sont : troys cens geans, tous armez de pierre de taille, grands à merveilles, toutesfoys non tant du tout que vous, excepté un qui est leur chef et a nom Loup Garou, et est tout armé d’enclumes Cyclopicques ; cent soixante et troys mille pietons, tous armés de peaulx de lutins, gens fortz et courageux ; unze mille quatre cens hommes d’armes ; troys mille six cens doubles canons et d’espingarderie sans nombre ; quatre vingtz quatorze mille pionniers ; cent cinquante mille putains, belles comme deesses… Voylà pour moy, dist Panurge… Dont les aulcunes sont Amazones, les aultres lyonnoyses, les aultres parisiannes, tourangelles, angevines, poictevines, normandes, allemandes ; de tous pays et toutes langues y en a. Voire mais, (dist Pantagruel), le roy y est il ? Ouy, Sire, dist le prisonnier ; il y est en personne, et nous le nommons Anarche, roy des Dypsodes, qui vault autant à dire comme gens alterez, car vous ne veistes oncques gens tant alterez ny beuvans plus voluntiers, et a sa tente en la garde des geans. C’est assez, (dist Pantagruel). Sus, enfans, estez vous deliberez d’y venir avecques moy ?

À quoy respondit Panurge : Dieu confonde qui vous laissera. J’ay jà pensé comment je vous les rendray tous mors comme porcs, qu’il n’en eschappera au diable le jarret ; mais je me soucie quelque peu d’un cas.

Et qui est ce ? dist Pantagruel.

C’est, (dist Panurge), comment je pourray avanger à braquemarder toutes les putains qui y sont en ceste après disnée, qu’il n’en eschappe pas une, que je ne taboure en forme commune.

Ha, ha, ha, dist Pantagruel.

Et Carpalim dist : Au diable de Biterne ! Par Dieu, j’en embourreray quelque une ! Et je, dist Eusthenes, quoy, qui ne dressay oncques puis que bougeasmes de Rouen, au moins que l’aguille montast jusques sur les dix ou unze heures, voire encores que l’aye dur et fort comme cent diables.

Vrayement, (dist Panurge), tu en auras des plus grasses et des plus refaictes.

Comment, (dist Epistemon), tout le monde chevauchera et je meneray l’asne. Le diable emport qui en fera rien. Nous userons du droict de guerre : Qui potest capere capiat. Non, non, (dist Panurge), mais atache ton asne à un croc et chevauche comme le monde. Et le bon Pantagruel ryoit à tout, puis leur dist : Vous comptez sans vostre hoste. J’ay grand peur que, devant qu’il soit nuyct, ne vous voye en estat que ne aurez grande envie d’arresser, et qu’on vous chevauchera à grand coup de picque et de lance.

Baste, (dit Epistemon), je vous les rends à roustir ou boillir, à fricasser ou mettre en paste. Ilz ne sont en si grand nombre comme avoit Xercès, car il avoit trente cens mille combatans, si croyez Herodote et Troge Pompone, et toutesfoys Themistocles à peu de gens les desconfit. Ne vous souciez, pour Dieu.

Merde, merde, (dist Panurge). Ma seulle braguette espoussetera tous les hommes, et sainct Balletrou, qui dedans y repose, decrottera toutes les femmes.

Sus doncques, enfans, dict Pantagruel ; commençons à marcher.