Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Panthéisme

La bibliothèque libre.


PANTHÉISME


À UN ANCIEN PROPHÈTE SAINT-SIMONIEN


Air de la Pipe de tabac.


Salut et gloire, ô mon prophète !
Ton front rayonne, et devant toi
Tombe le Christ, dont la défaite
Va nous valoir une autre loi.
Toi qui sais Dieu, l’homme et notre âme,
Prends ma table pour Sinaï ;
Parle, et ta loi, je la proclame
Au bruit de vingt bouchons d’aï.

Chantons un hymne à la matière,
Que tu rétablis dans ses droits.
Ta loi l’institue héritière
De tous les cultes à la fois.
Le pape en déchire sa robe,
Mahomet n’a plus feu ni lieu.
Vivat ! nous verrons sur le globe
Ton dieu régner, s’il plaît à Dieu.

Tu divinises la nature ;
Épicure autrefois l’osa.
Lucrèce a tenté l’aventure
Dont l’honneur reste à Spinosa.
Finis la statue ébauchée ;
Rends-la plus belle, orne-la mieux.
C’est la matière endimanchée
Qu’un panthéisme ingénieux.

Mais, vient dire un vieux moraliste,
La matière a vaincu sans vous.
Reine de notre âge égoïste,
Nous lui devons mœurs, lois et goûts.
Pour faire action méritoire,
Mieux vaudrait, apôtres nouveaux,
Enrayer son char de victoire
Que d’aiguillonner ses chevaux.

Votre Dieu, disent les sceptiques,
S’il vit en nous, à l’être humain
Dut montrer, dès les temps antiques,
Le but, la borne et le chemin.
En vain donc la raison s’éveille ;
Au progrès l’homme aspire à tort ;
Il essaime comme l’abeille,
Il bâtit comme le castor.

Le poëte qu’un souffle agite
Crie : Eh quoi ! l’âme, à notre mort,
Sans mémoire, de gîte en gîte,
Entre au hasard, pleure et puis sort !
Prostituée et vagabonde,
Quoi ! cette âme, esclave ici-bas,
N’a point de ciel où fuir un monde
Qu’elle sent crouler sous ses pas !

Le Très-Haut, t’écrit un saint prêtre,
Roi des cieux, est notre soutien.
Ce Dieu seul à tout donna l’être ;
Tous les germes sont dans le tien.

À l’un on va par la pensée ;
Vivants ou morts, l’autre est en nous.
De l’un l’âme est la fiancée ;
De tous les corps l’autre est l’époux.

Prophète, ces gens déraisonnent.
Ils prédiront, dans leurs regrets,
Qu’au sol où les tyrans moissonnent
Ton culte fournira l’engrais.
Plus d’un républicain le pense,
Aveugle qui préfère encor
Au panthéisme à large panse
Le mysticisme aux ailes d’or.

Ne connais-tu pas Don Quichotte ?
Voilà l’esprit pur, lance au poing.
Son écuyer boit, mange et rote ;
C’est la chair en grossier pourpoint.
Pour que Sancho nous moralise,
Entre la broche et le cellier,
Sous les dalles de notre église
Enterrons le preux chevalier.

Gloire au grand Pan ! qu’il soit fétiche,
Loup, bœuf, ibis, singe, éléphant ;
Qu’il soit cet Olympe si riche
En symboles d’un monde enfant.
Qu’il soit Phallus ! Vois, ô mon maître !
Les fêtes qui vont avoir lieu.
De ton Dieu que de dieux vont naître !
Puisqu’il est tout, tout sera Dieu.