Panthéon égyptien/67

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Panthéon égyptien, collection des personnages mythologiques de l'ancienne Égypte, d'après les monuments
Firmin Didot (p. 147-152).

SEVEN, SAOVEN ou SOVAN.

(ilithya, junon-lucine.)
Planches 28, 28 (A), 28 (B)

Parmi les plus anciennes divinités adorées par les Égyptiens, Diodore de Sicile nous fait connaître une déesse qu’il désigne sous le nom purement grec d’Είλειθυία[1] : c’est le personnage mythologique nommé Lucine ou Junon-Lucine par les Romains. Quelle que soit la défiance avec laquelle nous devions adopter les assimilations multipliées que les Grecs ont faites de leurs divinités nationales avec celles qu’on adorait en Égypte, et qu’ils ont presque toujours désignées par des noms grecs, il ne faut cependant pas négliger de recueillir leurs assertions, parce qu’elles peuvent nous aider à faire des distinctions importantes, et surtout à établir une sorte d’ordre et de classification dans le nombre si considérable d’êtres mythiques dont les monuments égyptiens nous offrent les images.

L’existence d’une cité égyptienne nommée Ειληθυιά πολισ[2], ville d’Ilithya, par toute l’antiquité grecque, et Lucinæ oppidum[3] par les écrivains latins, prouve d’ailleurs que les Égyptiens rendaient un culte spécial à une divinité dont les attributions eurent des rapports assez marqués avec celles des déesses Ilithya et Lucine qui, chez les Grecs et les Romains, présidaient aux travaux de l’enfantement. Cette ville était située dans la Haute-Égypte, au midi de Thèbes.

Si nous en croyons Plutarque qui s’étaye de l’autorité de Manéthon[4], c’est dans ce lieu même que l’on immolait, sans doute en l’honneur de la déesse, les hommes dits Typhoniens (Τυφωνίους), et que leurs cendres étaient jetées au vent ; mais il me semble probable que le philosophe de Chéronée transporte par erreur à Ilithya la scène de ces sacrifices barbares que, selon Manéthon[5], le pharaon Amôsis (celui qui chassa les pasteurs ou Hyk-Schôs de l’Égypte) trouva établis dans la ville d’Héliopolis, sacrifices qu’il abolit formellement par une loi. Des pratiques aussi atroces n’entraient nullement, en effet, dans le génie naturel de la nation égyptienne. Hérodote s’explique, du reste, assez formellement contre l’existence des sacrifices humains dans l’ancienne Égypte[6].

Un passage très-important d’Eusèbe de Césarée, relatif à la même ville, nous conduit naturellement à déterminer sous quelles formes les Égyptiens représentèrent celle de leurs déesses, que les Grecs assimilèrent à leur Ilithya. Cet auteur, auquel nous devons déja de si utiles renseignements, affirme que, dans la ville égyptienne d’Ilithya, la principale divinité fut adorée sous la forme d’un vautour femelle volant, dont le plumage était formé de pierres précieuses[7].

Les nombreux témoignages rapportés dans l’explication de plusieurs de nos planches précédentes[8], ont suffisamment établi que tour fut, dans la partie symbolique de l’écriture égyptienne sacrée, le symbole de la maternité : et le fait seul que la déesse éponyme de la ville d’Ilithya était emblématiquement représentée par ce même oiseau, justifie en quelque sorte le nom que les Grecs ont donné à cette divinité qui, comme leur propre Ilithya, présida sans doute aux enfantements et fut la divinité protectrice de la maternité. Nous avons vu également que le vautour était spécialement consacré à la mère divine, Néith, qui fut à la fois et la Minerve et la Junon égyptienne[9] ; et il devient évident que la déesse égyptienne adorée à Ilithya, ne put être qu’une des formes ou des modifications de Néith. C’est ainsi que Lucine des Romains était la même que Junon (IVNO LVCINA). Cela explique aussi pourquoi l’Ilithya égyptienne a pu être désignée, par quelques auteurs, sous le nom également grec de Héra (Junon)[10].

On apprend, en effet, par les monuments de style égyptien, que le vautour fut consacré à deux déesses qui, au premier examen, peuvent paraître deux divinités différentes ; mais l’échange fréquent de leurs noms, soit phonétiques, soit symboliques, ainsi que la communauté de leur emblême, prouvent assez que ces deux divinités sont identiques, et que leurs formes et attributs se concentrent en un seul et même personnage mythique.

L’une est Néith, la première émanation d’Amon-Ra, la mère divine ou la mère céleste, dont la coiffure pschent est l’insigne habituel ; l’autre divinité qui, comme Néith, porte le titre de mère divine, se distingue ordinairement par la seule partie supérieure du pschent flanquée de deux feuilles de couleurs variées. Cet emblême est placé sur la tête de cette déesse, que recouvre déja le vautour symbole de la maternité. (Voyez planche 28.)

Lorsque les noms et titres de Néith n’accompagnent point l’image de cette seconde déesse, une des modifications de forme de la première, sa légende contient un nom propre particulier composé des trois éléments phonétiques, la plante S, la jambe humaine B, OU ou V, et le vase N ; mais ces signes de son se montrent quelquefois groupés de manière à ce que leur ordre ne paraît pas constamment le même. Souvent aussi l’insertion du signe de genre (le segment de sphère), se plaçant au milieu ou à la fin du groupe phonétique, vient en augmenter la confusion apparente : ce qui semble produire les mots ⲥⲃⲛ(ⲧ), ⲥⲛ(ⲧ)ⲃ, ⲥⲛⲃ(ⲧ), etc. (lég. nos 1, 2 et 3.) Toutes ces variations d’ordre dans les éléments, inhérentes à la nature même de l’écriture hiéroglyphique, proviennent de ce que les scribes cherchaient souvent à grouper d’une manière plus agréable pour l’œil, les signes destinés à exprimer un même mot ou une même idée. Mais partout où le nom de la déesse est tracé horizontalement ou perpendiculairement et un signe après l’autre, l’ordre des éléments est invariable, la plante est le premier signe, la jambe humaine le second, et le petit vase le troisième : le signe de genre le suit immédiatement. Nous connaissons donc ainsi l’ordre véritable des éléments phonétiques dont se forme le nom propre de l’Ilithya égyptienne, qui pouvait se prononcer Seven, Saouen, ou Souan.

Les représentations de cette déesse à face humaine et telle que l’offre notre planche 28, sont assez multipliées sur les grands monuments de l’Égypte et de la Nubie. L’Ilithya égyptienne se montre dans les bas-reliefs du temple isolé de Calabsché, instruisant avec Bouto, qui est la nourrice des dieux, un des souverains de l’Égypte[11]. Elle est adorée, soit par un empereur, soit par un roi lagide, sur la face latérale du temple de Dandour[12], et dans le voisinage encore de la nourrice des dieux. On la retrouve parmi les divinités figurées sur la face latérale de l’est du grand temple d’Athyr (Vénus), à Dendera[13] ; enfin, la Commission d’Égypte a copié sur le même monument une magnifique image de Souan (Ilithya), coiffée du vautour surmonté de la coiffure spéciale de la déesse, et un second vautour, figuré sur la tunique, enveloppe le corps de cette divinité sous ses ailes plusieurs fois repliées[14].

Le plus curieux des bas-reliefs gravés dans la Description de l’Égypte, sous le rapport mythologique, est sans contredit l’un de ceux que les savants français ont dessiné à Hermonthis (Erment)[15]. Il est à regretter qu’ici, comme en beaucoup d’autres occasions, le temps n’ait point permis de copier les légendes hiéroglyphiques inscrites à côté des personnages mis en action dans cet important bas-relief ; mais le sujet en est assez clair par lui-même, et le tracé exact des personnages seuls suffit à la discussion actuelle. Ce tableau représente une femme dans les douleurs de l’enfantement, et à l’instant même où le nouveau-né sort du sein de sa mère ; d’autres femmes prodiguent les soins les plus attentifs à la gisante qui ne peut être qu’une déesse, puisque des divinités semblent compâtir à ses douleurs. Je n’ose décider encore si cette scène est relative à la déesse Netphé (la Rhéa des Grecs), donnant le jour, pendant la durée des Épagomènes, à ses cinq enfants Osiris, Isis, Aröeris, Nephthys et Typhon ; mais il est visible que l’accouchée est assistée dans ses souffrances par Amon-Ra lui-même le père de tous les dieux, suivi, comme cela devait être naturellement, par la déesse Souan, l’Ilithya égyptienne, la protectrice des mères en travail. De plus, le scarabée, emblème de la génération et de la paternité, ainsi que les vautours de la déesse Ilithya, emblèmes de la maternité, voltigent au-dessus de la tête de la mère souffrante. Il était difficile de rencontrer un monument où les attributions de la déesse Souan fussent plus clairement caractérisées.

Cette divinité qui, dans les hymnes orphiques, est qualifiée des titres de Θηλειῶν σώτειρα, Μόνη φιλόπαις, Ὠκυλόχεια, Libératrice des Femmes, Amie des enfants, Accélératrice de l’accouchement, et de Δαίμων πολυώνυμε, Génie à plusieurs noms, se montre sur les monuments égyptiens sous des apparences souvent très-variées. Mais le nom de Souan, tracé en hiéroglyphes phonétiques à côté de ses images souvent monstrueuses, ne permet point de douter que ce ne soient là des formes symboliques sous lesquelles l’ancienne Égypte adorait aussi cette grande déesse.

On trouvera sur notre planche 28 (A) (cette figure est tirée d’un cercueil de la collection de M. Thedenat) l’Ilithya égyptienne représentée, non avec une tête humaine comme sur la planche précédente, mais avec celle de son oiseau sacré, le vautour, signe perpétuel des idées mère et maternité dans les textes hiéroglyphiques et dans les anaglyphes ou bas-reliefs emblématiques. Les chairs de la déesse sont toujours vertes, et sa coiffure est ornée d’un diadème ou de longues bandelettes. Ainsi, cette divinité emprunte la tête de l’animal sous la forme duquel elle reçut un culte particulier dans le nome de la Thébaïde qui lui fut spécialement consacré, et dont la ville capitale porte chez les Anciens le nom même de la déesse. Il eût été important de vérifier si les bas-reliefs dont est décoré le temple existant encore dans les ruines d’El-Kab (la ville d’Ilithya), montrent aussi cette divinité gypocéphale ; mais ni la Commission d’Égypte, ni les autres voyageurs n’ont dessiné jusqu’ici aucun de ces tableaux religieux : leur attention a toujours été absorbée par les peintures des grottes voisines.

Jablonski, toujours préoccupé de son système de ne voir dans les dieux de l’Égypte que des emblèmes des divers phénomènes astronomiques, a cru que l’Ilithya égyptienne ne fut point une divinité distincte de Bubastis[16]. Mais il n’a pas assez remarqué sans doute que Diodore de Sicile nomme Ilithya parmi les plus anciens personnages mythiques adorés en Égypte, Αρχαιοι Θεοι[17], expression qui, dans Diodore, indique, comme dans le texte d’Hérodote, les premiers nés d’entre les dieux égyptiens, et ceux qui occupaient le rang élevé dans la hiérarchie céleste. Une telle qualification ne saurait convenir à Bubastis, fille d’Osiris et d’Isis dieux de la troisième classe, et petite-fille de Cronos que les Égyptiens appelèrent le plus jeune des dieux de la seconde classe. Ilithya, l’une des formes de Néith, appartient donc évidemment à un ordre plus relevé. Mais sans devoir être identifiée pour cela avec Bubastis, l’Artémis égyptienne Souan (ou l’Ilithya égyptienne) put avoir certaines attributions communes avec cette déesse de la troisième classe. C’est ce qui résulte à la fois et des hymnes orphiques dans lesquels Ilithya est aussi nommée Ἄρτεμις Εἰλείθυια[18], et des monuments originaux. Une statue en granit noir appartenant au Musée de Turin, m’a offert, en effet, la singulière image de l’Ilithya égyptienne reproduite sur notre planche 28 (B). Cette figure, gravée en creux sur la tunique de la statue, et au milieu d’une foule d’autres représentant la plupart des divinités de l’Égypte, est accompagnée de son nom propre hiéroglyphique Souan (pl. 28, lég. no 1). La déesse, encore à tête de vautour, tient dans sa main droite un arc et une flèche, armes ordinaires de l’Artémis des Grecs, la protectrice des chasseurs. Sans conclure de ce fait que l’Ilithya égyptienne présidait aux plaisirs de la chasse comme l’Artémis grecque et la Diane latine, nous devons conclure qu’il exista entre les mythes sacrés des Égyptiens et ceux des Grecs, des rapports beaucoup plus intimes que les apparences ne semblent le promettre.


Notes
  1. Diodore de Sicile, liv. I, § 12.
  2. Voyez mon Égypte sous les Pharaons, t. I, p. 179.
  3. Idem.
  4. Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris.
  5. Porphyre, De Abstinentiâ, lib. II.
  6. Hérodote, liv. II, § XLV.
  7. Ἡ δὲ τῆς Εἰληθυίας πόλις τὸ τρίτον φῶς θεραπεύει· τὸ δὲ ξόανον τετύπωται εἰς γῦπα πετόμενον, ἧς τὸ πτέρωμα ἐκ σπουδαίων συνέστηκε λίθων. Præparat. Evangelic., lib. III, cap. XII.
  8. Planches 6, 6 quater, et leur explication.
  9. Idem.
  10. Iablonski, Pantheon Ægyptiorum, lib. III, cap. III, § 7.
  11. Gau, Monuments de la Nubie, pl. 22.
  12. Idem, pl. 25.
  13. Description de l’Égypte, A., vol. IV, pl. 17.
  14. Idem, pl. 27, no 3.
  15. Idem, A., vol. I, pl. 96.
  16. Pantheon Ægyptiorum, lib. III, cap. II, § 7.
  17. Diodore, liv. I, § 12.
  18. Orphica, ed. Hermann, hymne II, vers 12.

——— Planche 28 ———

——— Planche 28 (A) ———

——— Planche 28 (B) ———