Par fil spécial (Baillon)/01

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 9-16).

COMMENT JE DEVINS SECRÉTAIRE



Un pantalon usé, des sabots, des cheveux qui s’en fichent.

Pour vivre, j’élevais des poules. Je leur préférais mes chiens ou mes chats — qui n’étaient pas « pour vivre ».

Quand des visiteurs m’agaçaient, j’étais libre ; je disais :

— Ces gens m’agacent.

Je conversais avec mes amis, les paysans ; plus volontiers, avec les sapins, leurs frères, dont les manteaux avaient de si beaux trous sous le soleil.

Je lisais l’Imitation où « tout le reste est vain ».

Y avait-il des villes, des hommes qui se bousculent, des femmes qui s’envient, des métros dont la bouche a la mauvaise haleine ?

Je passais sur une route. Je pensais : « Elle est ma route ». J’aurais pu nommer chaque pierre ; je savais dans quel creux le printemps pousserait son premier doigt de verdure, quels fossés le premier gel mettrait d’abord sous verre.

J’étais sûr que je reverrais, un matin, la fourmi pour laquelle j’avais détourné ma brouette — et qui n’avait qu’une antenne et cinq pattes.

Je me disais : « Tout de même, ce coin de mousse où tu te reposes, ce nuage là-haut, cette cloche là-bas qui rêve à Dieu… Laisse les autres, tu es dans le vrai. »

Ouais ! Un jour je quittai cela. Adieu, fourmi ; bonne chance, les poules ; plus de sabots. Un veston, un faux col, la ville, et dans la ville ce que l’on trouve quand on n’est pas riche : « une boîte à mouches ».

À 9 heures, j’arrivais :

— Bonjour, Monsieur le Receveur ; bonjour, Monsieur Poncin.

Quand « cette chipie » était là :

— Bonjour, Madame le Receveur.

Je m’installais, j’ouvrais un registre ; je regardais mes chiffres d’hier, j’y ajoutais mes chiffres d’aujourd’hui.

Cela durait jusque midi.

— Merci, Madame le Receveur.

Madame, pour le déjeuner, fournissait la boisson. Moi, le manger. Trois tartines et une pomme. Les tartines comme fond, la pomme comme dessert. Je pouvais permuter : la pomme comme fond, les tartines comme dessert.

Cela durait une demi-heure, plus un quart d’heure pour le pipi. Puis :

— Bonjour, Monsieur le Receveur ; bonjour Monsieur Poncin ; bonjour, Madame le Receveur…

… je reprenais mon registre, je regardais mes chiffres du matin ; j’y ajoutais mes chiffres de l’après-midi.

Cela durait jusqu’à 7 heures.

Quand c’est ainsi, on trouve des amis qui vous disent :

— Mon cher, avec ton instruction !… Nous allons te trouver mieux.

Ils trouvèrent mieux : une place à prendre dans un journal. Je dus courir.

J’avais très peur. Mes tartines et ma pomme : que dirai-je de ma vie ? Du latin et du grec : qu’avouer comme études ?

Je trouvai deux messieurs : un grand maigre qui avait l’air de sourire, un petit gros qui n’avait l’air de rien :

— Savez-vous écrire ?

— Oui, enfin, rédiger, comme on écrit une lettre.

J’étais gêné : quand je parlais à l’un, c’est l’autre qui écoutait. À la fin, j’entendis :

— C’est convenu. Venez à 4 heures. Vous prendrez contact.

Ils se levèrent en même temps.

Le grand avait toujours l’air de sourire ; le petit, l’air de rien.

Vers 4 heures, je revins. Un couloir sombre. Il y avait un réflecteur, mais pas la lampe. Des portes à gauche, une seule au fond.

— Toc !…

— Quelqu’un !

Je n’avais pas vu une autre porte :

— Toc !

— Toc-toc !

— Toc-toc-toc !

— …trez !

— …spèce d’idiot.

Le …spèce d’idiot, c’était moi. Je …trai :

— Pardon, Messieurs.

Les « Messieurs » étaient deux : un vieux gris, derrière une table, en train d’écrire ; un jeune blond, debout, qui le regardait faire.

Je m’adressai au vieux gris :

— Monsieur le Secrétaire, sans doute ?

— …faitement.

— Les directeurs m’ont engagé. Ils m’ont dit de venir à 4 heures et de prendre contact :

— Fort bien. Prenez.

Il se remit à écrire. Je vis une chaise, je m’assis. Je ne disais rien, on ne disait rien. C’était « prendre contact ».

Le lendemain, je ne me trompais plus de porte ; je ne frappais pas pour …trer.

Le vieux me dit :

— Ah ! bonjour, cher ami.

Le jeune.

— Ah ! bonjour, mon petit.

Le contact était pris.

On m’avait expliqué :

— Vous travaillerez, la nuit, au secrétariat. Attendez M. Duvard, il vous mettra au courant ; il viendra vers les 7 heures.

Il vint vers les 8 heures. Il était jeune, ni gros, ni maigre, l’air important, parce que, le menton dans le col, il portait ce menton sur la gorge. Il dit :

— Ah ! c’est vous ! Nous allons travailler.

Il enleva d’abord ses bottines, les remplaça par des savates. Il mit, sur sa tête, une casquette ; dans sa bouche, une courte pipe. À cause du faux col, il garda le menton sur la gorge :

— Et maintenant, qu’avez-vous fait ?

Il était arrivé des enveloppes. Je les avais mises en tas.

— Ah ! bon ! Vous ne connaissez rien. Il faudra vous jeter à l’eau.

Il me jeta à l’eau. Il dépouillait les enveloppes :

— Lisez ça.

Je lisais ça.

— Trouvez un titre.

Je trouvais un titre.

— Arrangez de votre mieux.

J’arrangeais de mon mieux.

J’étais ému, parce qu’en même temps que de petites, j’arrangeais de grosses nouvelles.

Au petit jour j’entendis, sous nos fenêtres, un bruit de foule :

— Rouler… roule pas encore… rouler bientôt…

On répétait ce mot.

— Qu’est-ce que c’est.

— Les vendeurs ! Ils attendent qu’on roule… que le journal sorte de presse, quoi ?

Et tout à coup, en effet, on roula. Après le silence de la nuit, quel vacarme ! Je fus très fier. Je pensais à mes poules. Je dis :

— Quand même, travailler ainsi, c’est beau.

M. Duvard éteignit les lumières ; cela fit clair aux fenêtres. Il dit :

— Ouais !

Il avait repris ses chaussures. Il tenait toujours le menton sur la gorge.

J’aurais pu me vanter, mais pour devenir secrétaire, ce fut tout.