Par fil spécial (Baillon)/03

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 23-33).

LA LANGUE



Les premiers temps, je ne comprenais pas.

J’entendais :

— Auguste.

Je pensais : « Il s’agit d’un homme ». Pas du tout, il s’agissait d’une machine.

On disait :

— Un strapamouf.

Un Monsieur entrait, il annonçait :

— Je vous apporte mon article.

Un autre Monsieur répondait :

— Ah ! oui ; votre papier.

Ce papier, il le passait à quelqu’un :

— Voici de la copie.

Et ce quelqu’un interrogeait :

— Un filet ou un écho ?

À moins qu’un autre n’intervînt :

— Ah ! voilà de la belle information !

À présent, je sais.


L’Information.

Nos patrons ont proclamé : « Je… ! » et « Je… !! » et « Je… !!! » Ce n’est plus vrai, car jamais on ne traduira : « Je vends du papier », ce qui, seul, est vrai. Sur ce papier, pour qu’on l’achète, ils impriment de l’information.

L’information n’est pas exactement la nouvelle. Ce n’est pas toujours ce qui arrive ; ce peut être le contraire de ce qui arrive ; ce peut être ce qu’Un Tel ou Tel voudrait qu’il arrive. Dans ce qui arrive, ce n’est pas non plus tout ce qui arrive.

Ainsi :

Je suis au lit. Chastement nue comme il sied après une nuit, sans chemise, mon amie soupire : « Chéri, je ne la trouve plus ». Il n’y aurait pas d’information. Mais, dans son cabinet de toilette, Mlle Marenne, la liliale, la talentueuse pensionnaire de la Comédie-Française, a soupiré : « Où c’est-y qu’t’as fourré ma chemise ?… », voilà de la bonne information.

Un banquier a besoin d’un million : il rêve qu’il a découvert une mine. Il se rend à l’UPRÈME ; il paie. Qu’il ait payé, ce n’est pas de l’information. Qu’il ait rêvé, ce n’est pas de l’information. « Le banquier a découvert une mine ». Voilà notre information !

Il arrive qu’une information soit vraie : ce n’est pas nécessaire. Qu’elle soit fraîche et, si possible, sensationnelle.

D’un journal à l’autre, on trouve l’information qui sert à tous : le prix du bœuf à l’Abattoir, le satyre, la catastrophe de chemin de fer, l’éruption du Vésuve. Mais il est des informations plus scabreuses. Si, pas son banquier, notre journal peut avoir son ministre, son candidat ministre, son futur candidat ministre. D’où certaines règles. Telle chose, on peut la dire ou ne pas la dire. Telle chose, on doit la dire ; telle chose on ne peut pas la dire ; telle chose on ne peut pas la dire, pourtant on ne peut pas… ne pas la dire.

Dire, ne pas dire : il y a des informations en trois colonnes et de minuscules tassées en une ligne. Il y a l’information, bonne fille, la jupe au vent ; et la sournoise, la jupe serrée, les dents qui mordent. Il y a l’information, le cœur sur la main, et l’autre, exactement le contraire de son sourire. Il y a l’information qu’on donne comme ça, où elle tombe ; et celle qu’à sa place on ajuste, comme dans un fusil, près du chien, la cartouche.

Telles quelles, ces informations, nous devons les donner nombreuses et vite. Plus nombreuses et plus vite on les donne — plus on devient un « journal bien informé ».

Remarquez-le : Nous sommes « le journal le mieux informé ». Nos confrères se disent aussi « le journal le mieux informé ». Ne cherchez pas à comprendre.


Le Secrétaire.

Informations, articles, écho, prix du beurre, critique de théâtre, ce qui entre dans notre journal devient de la copie, en passant d’abord sous le crayon du secrétaire.

Modeste crayon ! Il met les titres. Il arrange, triture, corrige. Il applique certains principes, les uns qu’on explique dans la grammaire, les autres qui ne sont pas de la grammaire. Un trait par ci, et cette phrase qui boite se redresse : cela, c’est de la grammaire. Une virgule par là, et ces trois lignes qui suggéraient « noir », affirment « blanc » ; cela, ce n’est plus de la grammaire.

Demi-confident des patrons, le secrétaire connaît le « Je vais là » du journal. Parler de ceci, pas de cela, ailleurs glisser, il sait beaucoup de choses ; il ne sait pas toujours le « pourquoi » des choses qu’il sait. Les patrons, non plus, ne savent le pourquoi de certaines choses que, lui, il sait. On peut le dire : le secrétaire est un vieux renard qui la connaît dans les coins. Aux patrons, le gibier des grandes chasses ; pour lui, modestes, bons quand même, hier une poule, demain un faisan.


Problème.

Pour le secrétaire, le problème se pose tous les jours. Peu ou beaucoup de nouvelles, les pages de notre journal doivent être pleines et ne peuvent être que pleines. Une fois, trop de matière ; une autre, pas assez. Cependant, régulièrement, le journal a son nombre de pages. Comment cela se fait-il ? Chut…


Le Plomb.

Sorti des mains du secrétaire, l’article, dont l’auteur est si fier, ne reste même pas de la copie. Il entre à l’atelier, où l’opérateur le compose à la linotype et en fait du plomb ou de la composition. C’est sous ce nom, ou, si l’on préfère, sous celui de filet, d’écho, de fait divers que l’article sera introduit dans ce qu’on appelle la forme. Il prend de la place : on le mesure à la ficelle.

Bien qu’en plomb, la composition veut être manipulée avec délicatesse. Tout à l’heure on la soulèvera pour la placer dans la forme Mal prises entre les doigts, trop serrées, ou pas assez, les lignes dont elle est faite se disjoindraient et s’éparpilleraient en désordre. Ces accidents arrivent. Ils sont fâcheux. On grogne :

— Zut ! voilà l’article en pâte.


Les Formes.

Des cadres d’acier, en rectangle, de la grandeur d’une page. Il y a la une, la deux, la trois : chaque forme, quand elle sera garnie de ses articles devenus plomb, correspondant à une page.

Comme de juste, puisqu’il sert à l’impression, le texte, dans une forme, se lit de votre gauche à votre droite, avec les lettres la tête en bas. Cela s’appelle : lire sur le plomb. C’est peut-être cette façon, plus lente mais plus réfléchie, de lire à l’envers qui donne à mes confrères l’idée exacte qu’ils auraient de leur métier — s’ils étaient moins fats.


Mise en page.

Les articles étant composés, puis corrigés, voici le moment de les loger à la place qui leur revient dans la forme : l’opération s’appelle : la mise en page. Elle se fait sur de grandes tables, dont le dessus, en acier, était autrefois en marbre, et qui ont gardé leur nom de marbre. Dans certains journaux, un collaborateur spécial surveille la mise en page. Chez nous, il est moins coûteux d’en charger le secrétaire. Il y travaille avec un ouvrier qui s’appelle le metteur, ou plus souvent le chef. Le secrétaire indique la place à donner aux plombs que le chef attrape et loge à mesure :

— Ça, dans la une ; ça, en bonne place ; ça, dans les chiottes

Ne vous offusquez pas ; les chiottes sont les coins perdus, dans le bas des colonnes : le contraire d’une bonne place.

À travailler à deux, le secrétaire et le chef ont sur leur besogne des idées qui se ressemblent. Pour le premier, cette copie est du texte qu’il a chipoté, trituré, corrigé, pouah ! Pour le second, c’est du plomb qu’il mesure à la ficelle, qui prendra une colonne, une demi-colonne, un tiers de colonne. Pour l’un comme pour l’autre, c’est quelque chose d’embêtant. Ils disent :

— Les imbéciles qui liront ça.


Serrer une forme.

La forme étant remplie, le chef, sur un mot du secrétaire, la fixe en quelques tours de clé, puis l’envoie vers d’autres ateliers pour de nouvelles opérations. Il la boucle, ou plus exactement la serre. L’opération est importante. Mal serrée, une forme peut — comme un simple article — tomber en pâte. La catastrophe est rare.

Le journal devant paraître à des heures précises et avec les informations de la dernière minute, les formes se serrent le plus tard possible, à des moments, calculés sévèrement, une fois pour toutes. Serrées plus tôt certaines informations n’y seraient pas ; plus tard, elles rateraient la poste. Il se produit ainsi des coups de feu où le secrétaire et le chef se dépêchent, l’œil sur l’aiguille aux secondes de l’horloge. C’est l’instant que choisissent certains rédacteurs pour découvrir sur leur bloc-notes des informations qu’ils y gardaient depuis longtemps. Suivant son humeur ou le temps, le secrétaire accepte ou fait signe, avec la main, d’agiter quelque chose au bout d’une ficelle :

— Ta copie vient trop tard ; elle ne passera pas : elle pend.

La copie qui pend diffère de la morue qui pend : elle peut redevenir fraîche à l’édition suivante.


Le Marbre.

Les formes parties, il reste le marbre : ce fameux marbre qui est de l’acier. Le marbre est intéressant en ce qu’il produit : la copie qui reste sur le marbre et la copie qu’on retrouve sur le marbre.

La copie qui reste sur le marbre est la copie qui, faute de place, faute de temps, faute de soin, n’a pas trouvé son coin dans la forme, et, par conséquent, est restée de côté : sur le marbre. Cette copie était peut-être intéressante ; le lecteur aurait aimé savoir… Tant pis, que le lecteur ignore…

La copie qui reste sur le marbre peut devenir la copie que l’on retrouve sur le marbre. Cela se produit les jours de calme, quand la vraie copie est rare, et que, pour remplir sa forme, le secrétaire râfle ce qui traînait. Cela n’est plus intéressant ; le lecteur pensera peut-être : « J’ai déjà lu cela… » Tant pis ! qu’il relise.

Il y a de la copie qui ne reste jamais sur le marbre : la copie des patrons, la copie du secrétaire, la copie de certain manuscrit qui portait, dans un coin, certain petit signe…

Il y a de la copie qui risque fort de périr sur le marbre. Par exemple : l’article où certain chroniqueur chante les grâces d’une actrice par qui tel ou tel ami du secrétaire aurait été, si l’on peut dire, laissé sur le marbre.

Il y a une espèce de copie qui ne traîne même pas sur le marbre. On la découvre, sous forme de manuscrit, dans le bureau des directeurs, sur leurs chaises, sur leurs tables, dans les tiroirs, dans leur corbeille. Aussi, dans la corbeille du secrétaire. Ou simplement par terre. Parfois, dans la poche d’un rédacteur ; mais alors, quand il la retrouve, c’est embêtant.


Copies Imprévues.

Au moment d’entrer dans la forme, un article peut se présenter trop long ou trop court. Il se crée ainsi une sorte de copie dont les « imbéciles-qui-liront-ça » ne se rendent pas compte.

Si l’article est trop long, le chef l’a mesuré à la ficelle. Il montre, entre ses pouces, le bout en trop.

— Il faudrait couper ça.

— Bon.

Le secrétaire prend les épreuves et désigne, par-ci par-là, quelques lignes dont l’article peut se passer.

— Jetez.

Et le chef jette.

Mais que le secrétaire soit occupé par ailleurs, il dira : « Faites, chef », et le chef fera. Dix lignes de trop ? Vlan ! ce paragraphe ! et tant pis, s’il arrête dans son élan un cheval qui ira se jeter on ne saura jamais où.

La copie ainsi supprimée s’appelle : la copie à la fonte.

Si la copie est trop courte, le chef y glissera de lui-même de petites lignes de cuivre qui l’allongeront. L’opération s’appelle blanchir un article. Savamment blanchi, un article long d’un pauvre petit bout de ficelle en mesurera facilement deux. C’est très utile, les jours où la vraie copie vient mal.

Ces lignes, où l’on ne lit rien, sont la copie du chef.

À mon avis, la seule qui vaille.