Parabole de Saint-Simon

La bibliothèque libre.


Parabole
(Premier extrait de l’Organisateur)
1819
Édition Dentu, 1869


L’ORGANISATEUR
PAR
Henri SAINT-SIMON

L’AUTEUR À SES CONCITOYENS

Je m’étais engagé, par mon Prospectus qui a été inséré dans la Minerve[1], à faire paraître la première livraison de l’Organisateur pendant le courant du mois dernier, cela ne m’a pas été possible ; le travail qui se trouvera en tête de cet ouvrage m’a demandé beaucoup plus de temps que je ne l’avais présumé, et je ne puis assigner l’époque où il sera terminé.

Je prends le parti de publier quelques extraits de ce travail. Dans le premier, j’expose avec toute franchise l’état présent de la société, dans le second, je dis mon opinion sur le moyen de guérir la maladie dont le corps politique est attaqué ; dans le troisième, j’indique les précautions qu’il faudra prendre, en procédant à l’application du remède.

La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont menacées de grands malheurs ; d’un instant à l’autre la guerre civile peut éclater dans chacun de ces pays en même temps qu’une guerre générale en Europe. Si le terrible fléau des combats vient de nouveau désoler nos villes et ravager nos campagne encore couvertes de cadavres, ce sera par la raison que la question d’organisation sociale n’aura été ni assez promptement, ni assez complètement éclaircie, car les hommes ne se battent jamais que faute de s’entendre.

Je crois avoir éclairci le point le plus important de cette question ; il résulte de ma conviction, à cet égard, que c’est mon devoir comme citoyen de vous communiquer le plus promptement possible le résultat de mes recherches à ce sujet.

Daignez agréer, mes chers concitoyens, avec bienveillance et indulgence, ce premier fruit de mes veilles. Je hâterai le plus possible le moment où je pourrai vous livrer l’ensemble de mon travail et vous en faire hommage.

Henri Saint-Simon,
Citoyen français, Membre de la Société européenne et de la Société américaine.

P.-S. — Je mettrai un intervalle entre la publication de ces extraits, afin de laisser au public le temps nécessaire pour asseoir son jugement sur chacun d’eux successivement.


PREMIER EXTRAIT
DE L’ORGANISATEUR.

Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes, ses cinquante premiers mathématiciens, ses cinquante premiers poëtes, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs, ses cinquante premiers musiciens, ses cinquante premiers littérateurs ;

Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers ingénieurs civils et militaires, ses cinquante premiers artilleurs, ses cinquante premiers architectes, ses cinquante premiers médecins, ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante premiers pharmaciens, ses cinquante premiers marins, ses cinquante premiers horlogers ;

Ses cinquante premiers banquiers, ses deux cents premiers négociants, ses six cents premiers cultivateurs, ses cinquante premiers maîtres de forges, ses cinquante premiers fabricants d’armes, ses cinquante premiers tanneurs, ses cinquante premiers teinturiers, ses cinquante premiers mineurs, ses cinquante premiers fabricants de draps, ses cinquante premiers fabricants de coton, ses cinquante premiers fabricants de soieries, ses cinquante premiers fabricants de toile, ses cinquante premiers fabricants de quincaillerie, ses cinquante premiers fabricants de faïence et de porcelaine, ses cinquante premiers fabricants de cristaux et de verrerie, ses cinquante premiers armateurs, ses cinquante premières maisons de roulage, ses cinquante premiers imprimeurs, ses cinquante premiers graveurs, ses cinquante premiers orfèvres et autres travailleurs de métaux ;

Ses cinquante premiers maçons, ses cinquante premiers charpentiers, ses cinquante premiers menuisiers, ses cinquante premiers maréchaux, ses cinquante premiers serruriers, ses cinquante premiers couteliers, ses cinquante premiers fondeurs, et les cent autres personnes de divers états non désignés, les plus capables dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers, faisant en tout les trois mille premiers savants, artistes et artisans de France[2].

Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa prospérité ; la nation deviendrait un corps sans âme, à l’instant où elle les perdrait ; elle tomberait immédiatement dans un état d’infériorité vis-à-vis des nations dont elle est aujourd’hui la rivale, et elle continuerait à rester subalterne à leur égard tant qu’elle n’aurait pas réparé cette perte, tant qu’il ne lui aurait pas repoussé une tête. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur, car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de celles de cette espèce.

Passons à une autre supposition. Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers, mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour Monsieur, frère du Roi, Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Berry, Monseigneur le duc d’Orléans, Monseigneur le duc de Bourbon, Madame la duchesse d’Angoulême, Madame la duchesse de Berry, Madame la duchesse d’Orléans, Madame la duchesse de Bourbon, et Mademoiselle de Condé.

Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État (avec ou sans départements), tous les conseillers d’État, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et les sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.

Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte des trente mille individus, réputés les plus importants de l’État, ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal politique pour l’État.

D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes ; il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du Roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places de prince tout aussi convenablement que Monseigneur le duc d’Angoulême, que Monseigneur le duc de Berry, que Monseigneur le duc d’Orléans, que Monseigneur le duc de Bourbon ; beaucoup de Françaises seraient aussi bonnes princesses que Madame la duchesse d’Angoulême, que Madame la duchesse de Berry, que Mesdames d’Orléans, de Bourbon et de Condé.

Les antichambres du château sont pleines de courtisans prêts à occuper les places de grands officiers de la couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’État ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et les sous-préfets présentement en activité ? Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ? Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands vicaires et que nos chanoines ? Quant aux dix mille propriétaires vivant noblement, leurs héritiers n’auront besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux.

La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l’effet et en résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et métiers ; or, les princes, les grands officiers de la couronne, les évêques, les maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne travaillent point directement au progrès des sciences, des beaux-arts, des arts et métiers ; loin d’y contribuer, ils ne peuvent qu’y nuire, puisqu’ils s’efforcent de prolonger la prépondérance exercée jusqu’à ce jour par les théories conjecturales sur les connaissances positives ; ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation en privant, comme ils le font, les savants, les artistes et les artisans, du premier degré de considération qui leur appartient légitimement ; ils y nuisent puisqu’ils emploient leurs moyens pécuniaires d’une manière qui n’est pas directement utile aux sciences, aux beaux-arts et aux arts et métiers ; ils y nuisent, puisqu’ils prélèvent annuellement, sur les impôts payés par la nation, une somme de trois à quatre cents millions sous le titre d’appointements, de pensions, de gratifications, d’indemnités, etc., pour le payement de leurs travaux qui lui sont inutiles.

Ces suppositions mettent en évidence le fait le plus important de la politique actuelle ; elles placent à un point de vue d’où l’on découvre ce fait dans toute son étendue et d’un seul coup d’œil ; elles prouvent clairement, quoique d’une manière indirecte, que l’organisation sociale est peu perfectionnée ; que les hommes se laissent encore gouverner par la violence et par la ruse, et que l’espèce humaine (politiquement parlant) est encore plongée dans l’immoralité.

Puisque les savants, les artistes et les artisans, qui sont les seuls hommes dont les travaux soient d’une utilité positive à la société, et qui ne lui coûtent presque rien, sont subalternisés par les princes et par les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou moins incapables.

Puisque les dispensateurs de la considération et des autres récompenses nationales ne doivent, en général, la prépondérance dont ils jouissent qu’au hasard de la naissance, qu’à la flatterie, qu’à l’intrigue ou à d’autres actions peu estimables.

Puisque ceux qui sont chargés d’administrer les affaires publiques se partagent entre eux, tous les ans, la moitié de l’impôt, et qu’ils n’emploient pas un tiers des contributions, dont ils ne s’emparent pas personnellement, d’une manière qui soit utile aux administrés.

Ces suppositions font voir que la société actuelle est véritablement le monde renversé.

Puisque la nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches, et qu’en conséquence les moins aisés se privent journellement d’une partie de leur nécessaire pour augmenter le superflu des gros propriétaires.

Puisque les plus grands coupables, les voleurs généraux, ceux qui pressurent la totalité des citoyens, et qui leur enlèvent trois à quatre cents millions par an, se trouvent chargés de faire punir les petits délits contre la société.

Puisque l’ignorance, la superstition, la paresse et le goût des plaisirs dispendieux forment l’apanage des chefs suprêmes de la société, et que les gens capables, économes et laborieux ne sont employés qu’en subalternes et comme des instruments.

Puisque, en un mot, dans tous les genres d’occupations, ce sont les hommes incapables qui se trouvent chargés du soin de diriger les gens capables ; que ce sont, sous le rapport de la moralité, les hommes les plus immoraux qui sont appelés à former les citoyens à la vertu, et que, sous le rapport de la justice distributive, ce sont les grands coupables qui sont préposés pour punir les fautes des petits délinquants[3].

Quoique cet extrait soit fort court, nous croyons avoir suffisamment prouvé que le corps politique était malade ; que sa maladie était grave et dangereuse ; qu’elle était la plus fâcheuse qu’il pût éprouver, puisque son ensemble et toutes ses parties s’en trouvaient affectés en même temps. Cette démonstration devait précéder toutes les autres ; car ceux qui se portent bien (ou qui croient se bien porter) ne sont nullement disposés à écouter les médecins qui leur proposent les remèdes ou le régime convenables pour les guérir.

Dans le second extrait, nous examinerons quel est le remède qu’il convient d’administrer au malade.


Notes[modifier]

  1. On voit ici pourquoi nous avons, de préférence, réimprimé le Prospectus publié dans la Minerve. (Note des Éditeurs.)
  2. On ne désigne ordinairement par artisans que les simples ouvriers ; pour éviter les circonlocutions, nous entendons par cette expression tous ceux qui s’occupent de produits matériels, savoir : les cultivateurs, les fabricants, les commerçants, les banquiers et tous les commis ou ouvriers qu’ils emploient.
  3. Ce sont ces dix pages qu’Ol. Rodrigues a publiées en 1832, sous le titre de Parabole de Saint-Simon, et qui ont été réim- primées plusieurs fois depuis sous le même titre. Ol. Rodrigues les a encore réimprimées en 1848, sous le nom de Paroles d’un mort.

    (NOTE DES ÉDITEURS)